Duplicité économique du FN


Haro sur les patrons… étrangers

Duplicité économique du Front national

Renaud Lambert, Le Monde Diplomatique, mai 2017

Afin de résumer les termes de son duel avec M. Emmanuel Macron, incarnation selon elle de l’« argent roi », Mme Marine Le Pen a célébré la France « qui protège nos emplois, notre pouvoir d’achat ». En matière économique, le Front national se situe volontiers sur un terrain jadis occupé par la gauche. Mais le libéralisme ne lui pose aucun problème dès lors qu’il reste hexagonal.

 

Le programme du Front national (FN) « Le Medef est dans l’arrière-boutique », alerte la Confédération générale du travail (CGT). On en douterait, à lire le président du Mouvement des entreprises de France (Medef), qui condamne une ambition calquée sur celle de François Mitterrand en 1981, lorsqu’il entendait « rompre avec le capitalisme ». La candidate de Lutte ouvrière Nathalie Arthaud récuse la lecture du patron des patrons : le FN « roule pour le grand patronat ». Idée qui décoifferait presque Édouard Tétreau, chroniqueur aux Échos. Tout en mesure, il assure de son côté que le programme condense « l’œuvre économique du colonel Chávez, (…) les exploits de Kim Il-sung, Kim Jong-il et Kim Jong-un en Corée du Nord ; les ambitions de Fidel Castro pour Cuba ; celles de Lénine, Staline, Khrouchtchev et Brejnev pour l’URSS » (1).

MM. Pierre Gattaz et Kim Jong-un unis dans un pas de deux, la perspective n’avait rien d’intuitif. Le projet économique du Front national serait-il parvenu à engendrer l’équivalent politique de l’« obscure clarté » du Cid : l’union des contraires, également connue sous le nom d’oxymore ?

« J’adore Le Monde diplomatique.  » La trentaine, M. François de Voyer préside Audace, un collectif de « jeunes entrepreneurs patriotes » proche du FN. Il nous a donné rendez-vous dans un café du 7e arrondissement de Paris, et vient de transformer notre visage en point d’interrogation.

Énarque, M. Jean Messiha cite Karl Marx, Étienne de La Boétie ou encore Joseph Staline sur son blog (2). Il coordonne le programme de Mme Marine Le Pen et, lui aussi, s’intéresse au Monde diplomatique. « L’un des seuls journaux que je lise encore »,précise-t-il tout en assaisonnant son bloody mary.

Son analyse de la dette « Nous avons créé un monopole du financement de l’État par les marchés financiers, lesquels réclament des taux d’intérêt très supérieurs au taux obligataire auquel on se finançait naguère. » Des délocalisations « On prétend que l’opération fait profiter de prix moins élevés aux consommateurs : c’est faux ! On délocalise pour accroître les profits. Résultat, on fait fabriquer par des pauvres des produits consommés par des chômeurs. »

Lors des législatives de juin 2012, « pas moins de 76 % des mesures proposées par le Rassemblement Bleu Marine se plaç[aient] à gauche de l’axe économique », a calculé le politiste Gilles Ivaldi (3). Le programme 2017 n’infirme pas l’observation : réindustrialisation planifiée (proposition 34), retour de la retraite à 60 ans (52), maintien des trente-cinq heures (63), lutte contre les déserts médicaux (67) et l’évasion fiscale (78), refus des traités de libre-échange (127), garantie de l’accès aux services publics (138), renationalisation des autoroutes (144)… Comment expliquer un tel braconnage de l’extrême droite sur les terres traditionnelles de la gauche ?

D’abord, par la stratégie visant à dérober l’électorat de ses adversaires en imitant leur discours : la fameuse « triangulation ». Au cours des années 1980, le Parti socialiste (PS) réorienta le recrutement de son électorat vers les classes moyennes, estimant que le « petit peuple » lui était acquis. Le FN démontrera qu’il avait tort, avec d’autant plus d’efficacité qu’au lieu de chercher à comprendre leurs anciens électeurs, les caciques socialistes s’emploient à chapitrer ceux qui rejoignent le FN. Dans un livre paru en 2012, Mme Le Pen s’amuse d’une telle balourdise : « La gauche abandonna peu à peu la défense des classes populaires, des travailleurs, des exploités, oui j’ose le mot, pour la défense monomaniaque de l’exclu du tiers-monde et du sans-papiers, tellement plus exotique et plus valorisante sur le plan intellectuel. Abandonner la défense du travailleur français, ce beauf raciste et inculte qui allait bientôt, et c’était une raison supplémentaire de l’abandonner, donner massivement ses voix au Front national, devint logique pour les grandes âmes de la gauche (4).  »

Ikea dans le viseur

Pour une partie des milieux progressistes, la jubilation des représentants du FN à brouiller les cartes révèle donc moins l’évolution de cette formation d’extrême droite que son hypocrisie. Le nouveau discours du parti dissimulerait son vrai visage. Pas de virage « social », « le FN ment », conclut le « Flash n° 6 » du collectif Vigilance et initiatives syndicales antifascistes (Visa) (5), qui rassemble l’Union syndicale Solidaires, des fédérations et des syndicats de la CGT, de la Confédération française démocratique du travail (CFDT) ou encore de la Confédération nationale du travail (CNT).

De fait, la formation tend souvent le bâton pour se faire battre. En 2017, Mme Le Pen condamne la directive européenne sur les « travailleurs détachés » (6), semblant omettre qu’elle ne s’y est pas opposée lors d’un vote au Parlement européen en avril 2014. Mai 2016 : elle exige le retrait de la loi travail, alors même que les députés de son parti déposent des amendements visant à en renforcer la nature libérale. Et, dans son programme 2017, le FN promet, d’une part, un accroissement des dépenses et, de l’autre, un déficit structurel égal à zéro, l’équivalent de la « règle d’or » européenne qui impose l’austérité aux peuples du continent. Cette désinvolture suffit-elle toutefois à distinguer le FN du PS ou des Républicains, deux formations que le souci de tenir leurs promesses n’a jamais embarrassées outre mesure ?

« Sur cette question, une partie de la gauche n’a pas changé de logiciel depuis le rapport Dimitrov du VIIe Congrès mondial de l’Internationale communiste », observe le journaliste René Monzat. En 1935, Georgi Dimitrov définit le fascisme comme « la dictature terroriste ouverte des éléments les plus réactionnaires, les plus chauvins, les plus impérialistes du capital financier ». Jugé « fasciste », le FN serait donc le bras armé du grand patronat.

« Cette vision des choses ignore qu’une partie de l’extrême droite n’a rien à voir avec cette option économique », conteste René Monzat. En réalité, la parenthèse reaganienne du FN dure peu : de 1983 à 1989. Quelques semaines seulement après la chute du mur de Berlin, la revue théorique de la formation proclame : « À l’affrontement marxisme-libéralisme a déjà succédé un nouveau débat : celui des droits de l’homme contre l’identité (7).  » Trois ans plus tard, le délégué général Bruno Mégret enfonce le clou : « Nous sommes en train de vivre une mutation de très grande envergure. (…) La société de demain sera structurée par d’autres lignes de force. Ce ne sera plus le marxisme contre le capitalisme, mais le mondialisme contre le nationalisme (8). »

 

Le parti opère alors une mue dont Mme Le Pen et son entourage constituent moins le moteur que l’aboutissement. La plupart des hauts cadres du parti ont rejoint le FN il y a moins de six ans. Certains ont peut-être perçu qu’il offrait d’alléchantes possibilités de carrière. M. Florian Philippot devient vice-président du parti en 2012, un an après l’avoir rejoint. Encombré par les prétendants, un tel parcours aurait été plus lent au PS ou chez Les Républicains. Le renouvellement au sommet du parti s’accompagne d’un autre, à la base : « Trois quarts des adhérents ont moins de quatre années de carte, souligne l’un des animateurs de la campagne de Mme Le Pen. Ça veut dire que ça n’a plus rien à voir avec le parti à papa. La formation a changé. »

De ce « changement », face visible de son effort de « dédiabolisation », le FN tire orgueil. Il n’a pas pour autant troqué sa flamme bleu, blanc, rouge contre une faucille et un marteau : « Je souhaite que mon programme permette de dire “Heureux comme un entrepreneur en France” », déclare Mme Le Pen le 5 janvier 2017. « Nous sommes des capitalistes, d’abord », nous confirme M. Bernard Monot, économiste, qui se présente comme « l’un des papas du programme économique » du FN. La spécificité de son projet « À l’intérieur de l’Hexagone, nous sommes libéraux, c’est-à-dire en faveur du profit. Au-delà des frontières, tout change : il faut lutter contre la concurrence déloyale que nous impose la dérégulation mondialiste. » Une sorte de « macronisme dans un seul pays », en somme « Pas du tout ! Macron, c’est l’ultralibéralisme : les excès d’un modèle qui réserve le profit à quelques-uns ! »

Dans son livre de 2012, Mme Le Pen ne critique jamais le « libéralisme » ou le « capitalisme » sans leur associer un marqueur de dévoiement : « ultra », « hyper », « extrême », « mondialisé »,suggérant qu’elle condamne moins un régime économique que sa tendance à l’immodération. « La société a été trop loin dans l’idéologie de la rente, renchérit M. de Voyer. Quand on voit que cette année les entreprises françaises ont reversé 50 milliards de dividendes à leurs actionnaires, un record… Ça n’est pas sain. » En lecteur de Christopher Lasch, Jean-Claude Michéa et Jacques Ellul, il prône le retour d’un « sens des limites ». Il serait ici orchestré par un « État plus présent ».

Quid du « libéralisme hexagonal » que promeut M. Monot dans ces conditions ? Notamment lorsqu’il est question de « planification » ? Après nous avoir assuré que celle-ci serait « bien entendu non coercitive », M. Messiha nous en détaille les modalités : « Prenons l’exemple de l’industrie du meuble. En 1990, elle employait environ 600 000 personnes. Aujourd’hui, c’est quelques milliers. Qu’est-ce qu’on fait ? Nous organisons des états généraux avec les quelques fabricants de meubles français et nous calculons, par exemple, que l’industrie nationale peut fournir 2 % de la demande de meubles français. On informe alors les centrales de vente — Ikea, But, Conforama, etc. — qu’à partir de l’année prochaine elles doivent présenter 2 % de “made in France” dans leurs rayons. » Et si elles refusent « On majore l’impôt sur les sociétés. » Imagine-t-on demander à Ikea de vendre 20 % de meubles français « Bien sûr ! Davantage, même, à mesure que la filière grandit. » On a connu libéralisme moins encadré…

Capital national contre prédation étrangère pour les uns (M. Monot), intérêt général contre « esprit animal » pour d’autres (M. de Voyer), liberté d’entreprendre contre inertie étatique pour les derniers (M. Robert Ménard)… « Oui, il existe des divergences entre nous, confirme M. Mikaël Sala, président du collectif Croissance Bleu Marine. Mais ce qui nous rassemble, c’est le patriotisme. Or la nation est un univers dans lequel chaque entité peut se mettre au service des autres. » Et l’ancien entrepreneur de prendre l’exemple du pianiste : « Les muscles des doigts et du dos fonctionnent en synergie pour créer un mouvement harmonieux. En cela, notre vision s’oppose aux deux grandes traditions politiques qui voient la société à travers le concept de classe : la vision marxiste, qui défend “le prolétariat”, et l’autre, tout aussi horizontale, que l’on pourrait appeler “le parti de l’étranger sous la Révolution”. Celui-ci vise à défendre les privilèges d’un petit groupe, y compris hors des frontières, avant de privilégier sa propre nation. » Rien de vraiment neuf : « Ce ne sera plus le parti des patrons contre celui des ouvriers, mais le parti des étrangers contre le parti de la France », avançait déjà M. Mégret dans la préface de l’ouvrage de 1992.

Substituant de la sorte une « conscience nationale » à la « conscience de classe », le FN désarçonne certains de ses observateurs. Car les questions économiques se trouvent mécaniquement reléguées dans la hiérarchie de ses priorités, lorsqu’elles ne sont pas revisitées afin d’activer le clivage fondamental à ses yeux : celui de l’identité. Le peuple, victime de la mondialisation personnifiée par l’immigré, l’islamiste ou le « plombier polonais », trouve alors à ses côtés le petit patron, lui aussi victime d’une menace caractérisée comme « étrangère » : la finance ou les multinationales. Du père à la fille, le discours a changé ; pas le propos.

Une constante, l’anticommunisme

Défendre « l’économie réelle » contre « la finance anonyme » ou les « petits entrepreneurs » courageux contre la prédation des multinationales relève alors moins d’une stratégie de relance de l’appareil productif français que d’une volonté de structurer le monde autour d’une opposition : « le proche enraciné » contre « l’étranger apatride ». En 2012, le programme du FN expliquait sa défense des petites et moyennes entreprises (PME) en ces termes : leur activité « contribue à la perpétuation de traditions qui sont intimement liées à l’histoire des villes et des campagnes françaises, véritables symboles de l’art de vivre français et du raffinement de notre civilisation ».

Cette vision de la société laisse peu de place à l’action syndicale, un domaine auquel s’intéresse tout particulièrement M. Thibaut de La Tocnaye : « Quand Marine a lancé le slogan “Remettre la France en ordre”, tout le monde a pensé à la lutte contre le terrorisme, à la maîtrise des frontières… Moi, j’ai pensé au monde du travail. » Son ambition ? Revisiter l’organisation des branches « pour permettre aux petits de se regrouper face aux gros donneurs d’ordres et pour lutter contre la concurrence déloyale ». Il s’agit également de se libérer des « archaïsmes » de la loi en matière de droit du travail puisque, « évidemment », les accords de branche « domineraient ».

Si le FN prévoit une « réforme de la représentativité » des syndicats en « allant plus loin que M. François Fillon en 2008 », M. de La Tocnaye partage volontiers son rêve : « Pour moi, notre doctrine saine de réconciliation de l’économique et du social implique de créer de nouveaux syndicats rassemblant salariés, cadres et patrons. » Un modèle corporatiste garantissant que « les gens défendent leur métier plus que leurs intérêts catégoriels ». Au FN, on n’aime pas beaucoup la grève…

Dans un livre paru en 2003 (9), l’homme qui nous présente sa vision des syndicats raconte son engagement auprès des Phalanges chrétiennes maronites au Liban, son combat aux côtés des contrasau Nicaragua et sa proximité avec Roberto D’Aubuisson, fondateur des escadrons de la mort anticommunistes au Salvador. On lui demande si le FN serait devenu « marxiste », comme le suggère l’économiste Christian Saint-Étienne (10). Il sourit.

Renaud Lambert