Vincent Tiberj : « Tout démontre qu’il y a du racisme dans la police »
Spécialiste des comportements politiques, le chercheur Vincent Tiberj s’efforce de quantifier les préjugés racistes. Il pointe l’incapacité des pouvoirs publics d’affronter certaines problématiques, comme le racisme dans la police.
David Perrotin ,4 juillet 2023 , Médiapart
La Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) a publié mardi son rapport annuel sur le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie en France. Comme chaque année, il met en évidence ce paradoxe : l’indice de tolérance ne cesse de monter, en même temps que se multiplient les discours haineux dans l’espace public et médiatique.
Vincent Tiberj, professeur des universités, chercheur au Centre Émile-Durkheim et délégué recherche de Sciences Po-Bordeaux, analyse les différentes temporalités et alerte sur l’importance de relativiser certains espaces médiatiques, à l’instar de CNews, dont le fonds de commerce de haine est loin d’être partagé par la nouvelle génération. Mais il alerte aussi sur le déni politique face aux discriminations que subissent les jeunes des quartiers et le racisme dans la police.
Mediapart : Les préjugés racistes augmentent-ils en France ?
Vincent Tiberj : Sur le temps long, ils n’augmentent pas mais il peut y avoir des inflexions sur le temps court, comme cette année, avec une inclinaison à la baisse. Nous avons également durci la méthodologie de notre baromètre, qui a évolué de manière plus restrictive, avec une définition plus dure de ce qu’est la tolérance ; mais cela ne change pas vraiment la tendance à long terme. Sur une échelle de 0 à 100, l’indice de tolérance s’établissait, en novembre 2022, à 64 (− 2 points par rapport à mars/avril 2022, mais plus de 13 points depuis 2013).
Cette augmentation de la tolérance s’explique par différents phénomènes. D’abord par le renouvellement générationnel : plus une génération est récente, moins elle est touchée par les préjugés. L’élévation du niveau de diplôme explique aussi cette tendance. La diversité de la société, qui s’est banalisée, aide aussi à mieux l’accepter. On s’aperçoit enfin que les gens évoluent dans le temps mais pas nécessairement vers plus de conservatisme. La génération née en 1950 était plus xénophobe il y a vingt ans qu’elle ne l’est aujourd’hui. Progressivement, certains comportements sont collectivement moins acceptés et cela rejaillit sur les individus.
Les révoltes actuelles liées à la mort de Nahel peuvent-elles jouer sur la tolérance ?
Ce que nous raconte l’histoire de l’indice de tolérance, c’est notamment la baisse très forte de la tolérance qu’on avait pu constater au moment des émeutes de 2005. On avait travaillé sur la manière dont les émeutes avaient été ressenties par un certain nombre d’électeurs et de responsables politiques, et on avait constaté qu’elles n’étaient pas perçues comme des émeutes sociales, mais comme des émeutes ethniques, musulmanes.
On sait que la formation des policiers est défaillante depuis longtemps.
Elles étaient caractérisées comme résultant d’un problème d’intégration. On peut craindre que ce discours-là soit le discours dominant de la semaine qu’on vient de vivre. Peut-être qu’on va voir se rejouer cette polarisation qui avait permis à Nicolas Sarkozy de lancer sa campagne de 2007, très clivée sur la question migratoire. Il va falloir faire émerger un discours qui n’est pas simplement le discours sécuritaire et anti-immigration, qu’on voit clairement dominer dans beaucoup de médias et dans beaucoup de débats.
Cette actualité a fait surgir la question du racisme de manière puissante. Alors comment expliquer ce décalage entre le discours des jeunes des quartiers populaires et ce baromètre plutôt optimiste ?
Attention, il s’agit d’un baromètre d’opinion mais d’autres enquêtes mettent par exemple en lumière la question du racisme dans la police. La CNCDH a aussi beaucoup étudié le rapport entre police et population, avec les questions des délits de faciès ou de la non-prise en compte des discriminations ethniques, raciales ou d’origine, face aux contrôles policiers. On a ces données, mais on a une difficulté : ces phénomènes qu’on mesure dans nos enquêtes ne sont pas du tout reconnus par le ministère de l’intérieur. C’est un véritable enjeu.
Cela fait longtemps que de nombreuses enquêtes montrent le fait que si vous êtes un jeune homme appartenant à une minorité visible, votre chance d’être contrôlé est très forte, comme celle que le contrôle ne se passe pas bien. Toutes les enquêtes quantitatives, même en population générale, montrent qu’il y a un problème, démontrent qu’il y a quelque chose à changer dans la police, mais le gouvernement répond qu’il n’y pas de violences policières ni de racisme dans la police.
Justement, quand le préfet de police de Paris affirme qu’« il n’y a pas de racisme dans la police », que cela vous inspire-t-il ?
Il faudrait peut-être regarder en face les problèmes. Cette question des relations entre la police et la population n’est pas un sujet typiquement français. Les autres pays ont déjà démontré de manière comparative à de multiples reprises que ces interactions entre police et population étaient régulièrement marquées par des questions de biais, d’origines, et de jugement… En quoi la France serait immunisée face à des phénomènes dont on sait qu’ils existent en Allemagne, aux États-Unis, en Belgique, aux Pays-Bas, au Royaume-Uni ?
D’autant qu’on sait que la formation des policiers est clairement défaillante depuis longtemps et qu’on a des forces de l’ordre qui ont du mal à être dans une autre logique que répressive dans les quartiers. Il serait temps d’arrêter de se voiler la face. Sans considérer que dire cela, c’est excuser ceux qui incendient des voitures ou des bâtiments publics. On peut continuer à nier l’évidence, mais cela renforce l’idée que la police n’est pas un service public et que les habitants des quartiers sont des citoyens de seconde zone.
Selon les enquêtes de la CNCDH, quels préjugés persistent malgré tout ?
La communauté tzigane est celle qui suscite le plus de préjugés. Les minorités noire et juive sont celles qui sont les plus acceptées, et cela s’explique aussi par notre politique de lutte contre les préjugés. L’antisémitisme est un comportement beaucoup moins accepté que l’antitziganisme, alors que ce dernier peut être tout aussi violent, avec des agressions physiques, des tags, des dégradations de biens, etc. Un acte antisémite va susciter une réprobation beaucoup plus forte politiquement et médiatiquement. Il ne s’agit pas de dire que les juifs ont un privilège, mais cela doit nous interroger collectivement sur notre incapacité à traiter de la même façon des préjugés et comportements discriminatoires.
On ne peut pas oublier l’Holocauste, qui a essentiellement visé des juifs, mais aussi des homosexuels et des Tziganes.
Des insultes ou des actes islamophobes contre des femmes voilées peuvent être de même nature, tout aussi dangereux et à combattre, que des agressions visant des hommes portant une kippa. On constate que ce n’est pas simplement l’islam en tant que religion qui est rejeté, mais bien aussi les musulmans qui la pratiquent. Il faut que nos normes antiracistes aillent vers le haut, alignées sur celles de la lutte contre l’antisémitisme, et cela passe d’abord par la reconnaissance que ce que vivent certains Roms, certains musulmans, certains LGBTI doit être combattu avec autant de vigilance.
Si les indices évoqués sont optimistes, pourquoi entend-on souvent parler d’une banalisation du racisme, avec l’idée que la parole raciste s’est libérée dans les médias ?
Cela renvoie à une transformation dans le champ médiatique. Le racisme était là, fort et brutal, dans le passé. Il suffit de lire Marseille 1973, pour se souvenir qu’après la vague d’agressions racistes de cet été-là, le traitement médiatique était bien pire. Nous sommes parfois dans une forme de présentisme, avec des acteurs qui, pour mobiliser les consciences, les mobilisent mieux en alertant plutôt qu’en relativisant.
Les générations millennials ont des valeurs opposées à celles de CNews.
Internet et les réseaux sociaux rendent aussi visibles et accessibles des groupuscules qui existaient depuis longtemps mais restaient confidentiels.
Et puis l’offre médiatique s’est considérablement ouverte et, avec cette ouverture, la possibilité de faire exister certaines opinions. Lorsqu’il n’y avait que six chaînes, CNews n’aurait pas pu se permettre d’être tout aussi fortement orientée politiquement. Cette chaîne peut exister car il n’y a plus besoin de capter des millions de téléspectateurs. Cette explosion du champ médiatique permet la mise en place d’une logique d’opinion qui fait exister une pensée conservatrice en reprenant les codes des chaînes d’information mais en faisant le choix d’une ligne éditoriale exclusive et de l’accepter telle quelle.
Mais ce que CNews est et produit comme auditoire ne nous dit rien des évolutions des générations millennials qui sont en train de grandir, qui, elles, vont s’informer ailleurs et qui ont des valeurs et des opinions diamétralement opposées à ce que propose cette chaîne.
À vous suivre, il y a donc toutes les raisons d’être optimiste.
Les données pointent vers de l’optimisme mais cela ne signifie pas qu’on en a fini avec le racisme et la xénophobie. Je crains qu’on ne soit dans une période de recul à cause du cadrage politique dominant autour de ces émeutes vues comme des enjeux sécuritaires et des problèmes d’intégration… Quand vous ajoutez à cela un climat dans lequel le Rassemblement national est régulièrement considéré comme plus républicain que La France Insoumise, tout ça fait qu’on risque de voir un recul de la tolérance à court terme. À moyen terme les forces qui amènent à plus de tolérance sont toujours là : le diplôme et le renouvellement générationnel.
La question du racisme systémique dans les violences policières est encore très présente et doit être traitée. Le racisme biologique, ceux qui pensent qu’il y a des races supérieures à d’autres, a quasiment disparu, mais les questions d’acceptation se déplacent sur d’autres enjeux. Sur la question du voile et l’acceptation de l’islam en tant que religion par exemple. Il n’y a pas de raison de ne pas lutter contre ces conduites discriminatoires. Cela interroge sur la manière dont l’État défend ses citoyens, indépendamment de leur religion.
Malgré les statistiques, on a tout de même l’impression que l’islamophobie est forte et de plus en plus forte…
Elle l’est dans le champ médiatique mais se retrouve beaucoup moins dans les enquêtes d’opinion de la CNCDH. Des gens rejettent le voile pour des raisons racistes ou parce que cela remet en cause leur conception de la laïcité et de l’égalité homme/femme, mais dans les générations nouvelles, l’acceptation du voile progresse fortement. L’islam est désormais aussi une religion française : elle a été importée, mais désormais elle est pratiquée par des personnes nées en France et dont les parents sont aussi nés en France. On peut s’opposer à certains principes portés par des musulmans conservateurs, notamment lorsqu’il s’agit d’égalité entre les hommes et les femmes ou de droit à la caricature, mais il ne faut pas oublier que cela ne concerne pas l’intégralité des musulmans. Au nom de la lutte contre des principes, on ne peut pas gommer le fait qu’il y a des actes discriminatoires et qu’ils doivent être combattus, comme on combat ceux qui touchent d’autres communautés en France.