L’EUROPE RONGÉE PAR LES EXTRÊMES DROITES ANALYSE
Dix ans après la mort de Dominique Venner, l’extrême droite européenne commémore son « samouraï »
Le 21 mai 2013, l’essayiste se suicide par arme à feu dans Notre-Dame de Paris. Une confusion médiatique s’installe alors : un quasi octogénaire réactionnaire se serait donné la mort dans un lieu catholique pour protester contre le « mariage pour tous ». Une décennie après, c’est toute l’extrême droite radicale, dans sa diversité, qui rend hommage à sa vie et à son œuvre.
Nicolas Lebourg, Médiapart, 19 mai 2023 à 17h24
Ce dimanche 21 mai verra des identitaires gravir la montagne Sainte-Victoire en Provence pour aller y lire des pages de Dominique Venner. En plein cœur de Madrid, leurs homologues espagnols tiendront une journée sur le thème « Dominique Venner : le retour du héros ». À Rome, ce sont les néofascistes du Blocco Studentesco qui se recueillent.
Mais l’essentiel est la journée d’hommage organisée salle Wagram à Paris par l’Institut Iliade, qui précise qu’un « texte manifeste sera également lu dans l’ensemble des pays européens qui commémoreront la mort de Dominique Venner ». C’est le jour même de sa mort que l’essayiste a demandé à ses amis de fonder cet institut. Une structure, en somme, qui achève un retour aux origines idéologiques et stratégiques du Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne (GRECE).
Un hommage du parti néonazi grec Aube dorée à Dominique Venner, le 21 mai 2016 à Athènes.
Identitaires, néofascistes, Nouvelle Droite : ce n’est même pas que chacun aurait « son » Venner. C’est qu’il influença quasiment l’ensemble des courants de la radicalité de droite. Sa forte personnalité, son travail doctrinaire, sa réflexion stratégique les ont considérablement marqués. Retour sur une vie consacrée à la radicalité politique et à la bataille culturelle.
Une jeunesse déterminée
Né le 16 avril 1935 à Paris, Venner est le dernier d’une famille de cinq enfants. Lorsqu’en 1961 il sera interrogé par des psychiatres, selon la procédure normale de la Cour de sûreté de l’État devant laquelle il est poursuivi (pour « reconstitution de ligue dissoute et atteinte à la sûreté intérieure de l’État » — il reconnaît la seconde mais pas la première), il explique avoir été d’extrême droite depuis le lycée, rejetant ce qu’il considère être la droite bourgeoise et conformiste de son père.
Son père architecte veut le voir faire des études, mais il s’engage dans l’armée en juin 1953, pour un contrat de deux ans. Nommé sergent, il part en Allemagne, puis en Algérie. À sa sortie en 1955, il commence à militer au mouvement néofasciste Jeune Nation (JN), et entame des études de décoration et de dessin. Alors qu’il est rappelé deux fois sous les drapeaux, l’armée l’écœure : « J’ai touché du doigt la décadence », explique-t-il à ses psychiatres. Il plonge dès lors dans l’activisme.
Affirmant que la violence doit être politique, il entend ce thème au sens large. En 1958, il écrit ainsi à un camarade qu’il faut réserver « une bonne rossée dans un coin sombre » à Jean-Jacques Susini, figure de l’Algérie française. En 1959, il est condamné pour avoir avec des camarades passés à tabac quatre Noirs qui se promenaient avec une jeune femme blanche. Quand en 1963 son mouvement est infiltré par un concurrent, un rapport de police affirme que Venner supervise l’enlèvement puis la torture de la principale taupe (supplice de la baignoire et électrodes sont évoqués).
L’homme est déterminé, mais surtout organisé. Les pouvoirs publics aussi : Dominique Venner est arrêté le 19 avril 1961, deux jours avant la tentative de coup d’État des généraux nationalistes contre le général de Gaulle. Son rapport psychiatrique est édifiant, mêlant considération pour son sujet et description d’un homme sans affect.
« Le niveau intellectuel de Venner est nettement supérieur à la moyenne. […] Les facultés logiques s’exercent avec rigueur, mais sans rigidité, la dialectique est très souple mais sans aucune concession. […] Le ton est courtois, calme, pondéré. […] Toute la vie affective de Venner paraît être concentrée sur l’action politique. Il parle spontanément à ce sujet de sacerdoce et il semble bien en effet qu’il soit entré en politique comme on entre en religion. Sa vie privée est pratiquement inexistante. […] Il n’a d’amis que politiques, il ne s’accorde aucune détente. […] Venner, qui rappelle discrètement qu’il vient en prison pour la troisième fois et qu’il a vécu quinze mois dans la clandestinité, (a) une sorte d’ascèse assez extraordinaire. »
Quand Venner se retire de l’activisme groupusculaire pour se consacrer à l’écriture, il ne change pas. Il ne quitte pas la politique mais en fait autrement. Sa vie durant, l’homme donnera cette image, impressionnant les jeunes militants. Venner a des idées de fer, et paraît fait d’acier. Sa dernière lettre lie les deux.
Le néopaïen qu’il est explique avoir choisi Notre-Dame pour sa valeur identitaire et souligne ne croire que dans « la perpétuation de [sa] race et de [son] esprit ». La première est dite menacée de « remplacement » et le second vomit avant tout la modernité. Il se veut prométhéen : « Mon geste incarne une éthique de la volonté. Je me donne la mort afin de réveiller les consciences assoupies. Je m’insurge contre la fatalité. »
Si le lieu du suicide n’a rien d’une conversion finale au catholicisme, le terme de « remplacement » ne doit pas faire croire que Venner serait un adepte de Renaud Camus. Il a en vérité quelques décennies d’avance dans l’élaboration du nationalisme blanc.
Un homme d’appareil et de doxa
Venner n’a jamais été un partisan de « la France seule » chère à Charles Maurras. En 1959, alors qu’il écrit depuis peu, il loue « une Europe cimentée dans une révolution accomplie au nom des mêmes idéaux par des peuples dont les destins sont désormais liés en un seul faisceau ». Las d’un nationalisme hexagonal qu’il juge désuet, il investit pleinement le thème racial lorsqu’il fonde la revue Europe Action en 1963, ancêtre du GRECE.
Sous sa plume, le nationalisme est désormais défini comme « la doctrine qui exprime en termes politiques la philosophie et les nécessités vitales des peuples blancs », l’Occident serait la « communauté des peuples blancs », le peuple une « unité biologique confirmée par l’histoire » relevant du « sol et du sang ».
Sa prose mêle des emprunts à l’Américain Francis-Parker Yockey, à qui il reprend l’assimilation de l’Europe à la blanchité mondiale ; au Belge Jean Thiriart, partisan d’une Grande Europe unifiée par un État jacobin ; et au Français René Binet, ancien trotskiste devenu Waffen-SS puis une personnalité phare du néonazisme.
De ce dernier, il emprunte la formule « réalisme biologique », pour signifier la croyance dans l’inégalité et la séparation des races, l’étiquette de « national-progressiste » et un refus de l’utopie du coup d’État au bénéfice de la constitution d’une secte révolutionnaire.
Il développe cette idée dès 1962 dans Pour une critique positive, un texte constamment réédité depuis, et dont on a souvent pointé à juste titre l’influence qu’y exerce le Que faire ? de Lénine, mais qui en fait rappelle aussi beaucoup un opuscule de Binet publié en 1948, après une affaire de réseau armé d’anciens Waffen-SS.
Dominique Venner mène ses troupes à travers une floraison de groupuscules, coups tordus et entrismes. Il entremêle ses idées et actions. Il fonde une pseudo-association apolitique de soutien à l’apartheid et cherche des fonds sud-africains. Il crée une maison d’édition qui fournit des emplois fictifs au parti politique qu’il lance. Ce dernier dénonce le problème que serait le « péril jaune », constitué par la Chine mais aussi par une Russie perçue comme asiatique.
Avec Pierre Bousquet, autre ancien Waffen-SS, ils citent Hitler en exemple de patience aux jeunes militants pris par le doute. Cette inclinaison réduit en fait rapidement leur espace au sein de l’extrême droite. Dominique Venner prend la défense d’Israël et n’est pas un néonazi, mais son idéologie et ce type de références font que même les plus radicaux le fuient.
En 1967, il assure qu’il faut en finir avec l’archaïsme de la forme parti et ses sections, au bénéfice d’un mouvement souple et décentralisé. L’organisation devrait reposer sur des individus formés idéologiquement par une revue. À eux de diffuser ses idées dans leurs milieux, en ayant obligation d’être membres d’au moins une association ou syndicat. À l’ancien Waffen-SS Jean Castrillo, il explique qu’il faut fonder d’un côté une école de pensée et de l’autre une organisation politique. La route vers la fondation du GRECE est tracée.
Une stratégie culturelle
Le détachement de l’action partisane au bénéfice du combat culturel est acté. Il n’interdit pas une évolution : le ton de Venner est moins provocateur avec les années.
Cette modification n’est pas une transformation : dans les années précédant sa mort, il fustige le métissage, tel un « renversement de la morale vitale ». Pour lui, l’Europe se doit de régénérer ses « 30 000 ans d’identité », pour reprendre le sous-titre d’un ouvrage de 2002 qu’il achevait par ces mots : « Et toujours se posera l’obligation de gagner la bataille des idées ou d’être terrassé dans sa substance même. »
Néanmoins, il souligne alors par exemple que l’anti-tsiganisme des nazis est « odieux » et « absurde » en persécutant des « tziganes dont la langue est issue de l’indo-aryen ». Dominique Venner a toujours su qu’il fallait choisir les mots pour imposer ses idées. Il a conjointement affiné les deux.
En novembre 1958, il écrit ainsi à ses militants : « Ne jamais aborder des sujets qui pourraient choquer, par la façon de les présenter, des nouveaux venus ou des jeunes membres ; ainsi le problème métèque que nous expliquons fort bien, ne doit jamais, dans un exposé ou une conversation, être abordé avec comme perspectives le four crématoire ou la savonnette, et cela, quelles que soient les mesures que nous aurons à prendre lorsque nous serons au pouvoir. »
Après qu’il a rompu avec l’Organisation de l’armée secrète en 1962 et opté pour l’action légale, Venner travaille à la production de définitions pour subvertir le vocabulaire, assurant qu’il faut imposer ses mots et changer le sens de ceux des adversaires.
Même dans l’échec, il tente de redéployer cette dimension : quand Europe Action affirme tirer à 25 000 exemplaires, son tirage serait en fait de 7 500, dont un tiers d’invendus distribué gratuitement parmi les Français rapatriés d’Algérie.
Quoique sachant ce que sont les armes, Venner donne parfois le sentiment de confondre construction d’un parti révolutionnaire et fondation d’une revue, ainsi le bulletin interne d’une de ses formations affirme-t-il : « La révolution passe d’abord par la création d’une revue. »
Ce goût pour le langage et l’écrit, et la conception d’une identité ethnique s’inscrivant consciemment et inconsciemment dans la psyché, vont le porter à investir le combat culturel, tout particulièrement le domaine mémoriel.
S’il est qualifié systématiquement et abusivement d’« historien » dans sa mouvance, il ne produit pas une analyse multicausale sur la base d’un traitement sériel des archives, mais il mobilise des mémoires dans le cadre d’une méditation sur la décadence.
Convaincu de la formule nietzschéenne selon laquelle l’avenir est à l’homme qui a la plus longue mémoire, il estime que l’enseignement de l’Histoire a vocation à réarmer spirituellement les Européens ayant adopté « le métissage comme horizon », afin de les désengager de l’autodestruction de leur identité.
Outre ses propres ouvrages (dont un de 1981 remporte le prix de l’Académie française), il produit deux revues : Enquête sur l’histoire (1991-1999) et La Nouvelle Revue d’histoire (2002-2017). Celles-ci connaissent un certain succès et reçoivent dans leurs pages quelques signatures de renom. Elles inscrivent leur propos dans la désignation d’un « choc des civilisations » éternel entre Rome et Carthage, l’Europe et l’islam, thème dont l’écho dépasse très largement les sphères de l’extrême droite radicale.
Ce sont plus les autres qui ont changé que lui-même. En 1963, il assurait que « le nationalisme est totalement révolutionnaire. Il prône la destruction complète de la société existante, c’est-à-dire de ses bases philosophiques, politiques, économiques, sociales ».
Convaincu de la décadence, il sait que le passé n’est pas suffisant et veut réveiller chez les Européens ce qui aurait été leur génie multimillénaire et prométhéen, et non le retour à une France de quelques décennies ou siècles.
Son suicide se voulait un de ces moyens. Il marqua de jeunes radicaux d’aujourd’hui. Son vœu que naisse une sorte de nouveau GRECE revenant à ses origines idéologiques a été accompli avec la fondation de l’Institut Iliade. Avec son titre d’« Institut pour la longue mémoire européenne » et son logo représentant une chouette tenant un glaive, il représente bien le legs de Venner.
Il y a dix ans, Marine Le Pen avait salué celui dont « le dernier geste, éminemment politique, aura été de tenter de réveiller le peuple de France ». Plus prudent, Jean-Marie Le Pen usa quant à lui dans ses Mémoires d’une de ses formules discrètement ambivalentes, décrivant Dominque Venner tel un « intellectuel brillant, raide et paradoxal ».