Des policiers racistes? Révélations

«Bougnoules», «nègres», «fils de pute de juifs»: quand des policiers racistes se lâchent

4 JUIN 2020 PAR CAMILLE POLLONI

En décembre dernier, un policier dénonçait ses collègues après avoir découvert qu’ils échangeaient des messages racistes, antisémites, sexistes et homophobes dans un groupe WhatsApp privé. Cinq mois plus tard, ils sont toujours en poste, en attendant leur passage en conseil de discipline.

«Le racisme n’a pas sa place dans la police républicaine »affirmait Christophe Castaner le 27 avril, après la diffusion d’une vidéo dans laquelle des policiers traitaient un interpellé de « bicot », à l’Île-Saint-Denis. La condamnation morale du ministre, ferme, a été suivie d’effets : deux agents ont été suspendus à titre conservatoire, sitôt l’enquête ouverte. Mais une autre affaire démontre que la police a encore du ménage à faire dans ses rangs.

Mediapart et ARTE Radio ont eu accès à des dizaines de messages vocaux échangés par des policiers, fin 2019, sur un groupe privé WhatsApp qui comptait onze membres. Parmi ces agents, en poste ou anciennement en poste à Rouen, six passaient des heures à s’envoyer des audios qui relèvent du suprémacisme blanc. 

Persuadés de l’imminence d’une « guerre raciale », pour laquelle ils affirmaient stocker des armes, ces policiers (titulaires et « adjoints de sécurité », les emplois-jeunes de la police) accablaient d’injures tous les « ennemis de la race blanche » : les femmes (des « putes », même les policières), les Noirs (des « nègres »), les Arabes ( des « bougnoules »), les gens du voyage (des « putain de manouches »), les Juifs (des « fils de pute » qui « dirigent le pays » en compagnie des « gauchistes »), les homosexuels (des « pédés »). « Pour vivre heureux, vivons casher », plaisantaient entre eux ces policiers, soucieux de rester discrets sur leurs échanges. « On est fichés F, F comme fachosphère. »

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Comme le révélaient le quotidien Paris-Normandie et le site 76actu dès le mois de janvier, ces faits ont été découverts et dénoncés, en décembre 2019, par un policier noir de 43 ans. En poste à l’Unité d’assistance administrative et judiciaire (UAAJ) de Rouen – un service qui sécurise la préfecture et le tribunal, veille au bon déroulement des audiences et escorte les justiciables –, ce sous-brigadier prénommé Alex se trouvait dans une guérite en compagnie d’un adjoint de sécurité quand il a vu s’afficher des messages mentionnant son prénom sur le grand écran de son collègue. Celui-ci a accepté de lui montrer les échanges, puis d’en consigner une partie : 180 pages pour la seule période du 4 novembre au 26 décembre 2019.

Assisté de l’avocate Yaël Godefroy, Alex a adressé un rapport à sa hiérarchie le 23 décembre et déposé plainte contre six de ses collègues dans la foulée, pour « provocation non publique à la discrimination », « diffamation non publique en raison de l’origine, l’ethnie, la nationalité, la race ou la religion » et « injures non publiques en raison de l’origine, l’ethnie, la nationalité, la race ou la religion ». Le directeur départemental de la sécurité publique (DDSP), Éric Maudier, a également signalé ces faits à la justice.

Mi-janvier, le procureur de Rouen, Pascal Prache, a ouvert une enquête confiée à l’IGPN. Sur le plan pénal, ces conversations à caractère privé ne sont passibles que d’une contravention, pouvant aller jusqu’à 1 500 euros.

En parallèle, la direction départementale de la sécurité publique (DDSP) a mené une enquête administrative, confiée à son service interne de déontologie. Aujourd’hui « bouclée », selon une source policière, cette procédure « va se traduire par un renvoi des fonctionnaires concernés devant le conseil de discipline ». La date de l’audience n’est pas encore connue. Dans la police, les conseils de discipline débouchent sur des propositions de sanction – pouvant aller jusqu’à la révocation –, entérinées ensuite par l’échelon central du ministère de l’intérieur.

À ce stade, les policiers mis en cause exercent toujours leur métier au contact du public. Ils n’ont pas fait l’objet de suspension mais « ont été affectés à de nouvelles fonctions au sein de leur service », précise cette source policière. Leurs téléphones n’ont pas été saisis et ils se sont vantés, avant leur convocation, d’avoir déjà effacé une grande partie des messages.

Inquiète de ne pas voir avancer l’enquête, l’avocate d’Alex a écrit au procureur de la République le 2 juin. Dans ce courrier, Yaël Godefroy s’étonne que son client n’ait « pas été interrogé depuis son dépôt de plainte » tandis que son collègue, celui qui lui a montré les messages dans la guérite, n’a « toujours pas été entendu »« Mon client craint la perte ou l’altération des éléments de preuve », écrit Yaël Godefroy, pour qui « il est impératif de faire constater et retranscrire ces messages en intégralité » avant que « le contenu des échanges » n’ait disparu pour toujours. Contacté par Mediapart, le procureur de Rouen indique que « l’enquête confiée à l’IGPN est toujours en cours » et précise qu’« une audition a d’ailleurs eu lieu » mercredi.

Cinq mois après sa plainte, Alex a accepté de sortir du silence. Sans vouloir « décrire la police comme un milieu malsain », il estime que le racisme « existe vraiment » au sein de l’institution et reste « tabou ». Son témoignage, recueilli par Ilham Maad pour ARTE Radio, est à écouter ci-dessous, entrecoupé de messages audio échangés par ses collègues Gilles, Camille, Julien, Thibaut, Xavier et Guewen. Une logorrhée sur l’inégalité des races, dénonçant une « invasion » de l’Europe, mâtinée de paganisme et de survivalisme, qui se complaît dans la répétition d’injures racistes et d’allusions sexuelles.

(…) Parmi les dizaines de messages écoutés, certains portent sur les personnes dont les fonctionnaires ont la charge, au sein du Palais de justice. Les protagonistes d’un procès d’assises sont traités de « gros nègre de merde » et de « gros bougnoule », les interpellés dans les geôles de « putains de manouches, gitans et autres finis à la pisse nés dans une caravane ». Mais régulièrement, ces policiers se plaignent que leurs opinions soient considérées comme racistes.

Fin décembre, certains membres du groupe reçoivent une convocation, des mains de leur commissaire. S’ils soupçonnent que leurs propos sur WhatsApp en sont la cause, ils continuent tout de même à en discuter. « Les patrons ils cassent vraiment les couilles, toujours à chercher la petite bête pour te niquer la gueule », analyse l’un d’entre eux. Tout en insistant sur le fait que « c’est privé », ils disent avoir commencé à supprimer leurs échanges. Dans le volet disciplinaire de l’enquête, ils ont été auditionnés le 6 janvier pour « manquements à la déontologie ». 

Alex, le policier qui a porté plainte, se souvient d’avoir été « choqué » par le contenu des messages. « Ça pousse à la folie, je n’en dormais pas. Je vis tout seul. J’en ai parlé à mon frère, à des amis, mais c’était dur. J’ai dû prendre sur moi et décider d’avancer. » « Ces propos sont au-delà du supportable », complète son avocate Yaël Godefroy, « ébahie par la violence » des termes employés.(…)

« Pendant une semaine, j’étais dans les mêmes locaux que les personnes que j’avais dénoncées mais elles ne le savaient pas », rappelle Alex. « Les fêtes de Noël, c’était une horreur. » Au retour des vacances, Alex apprend qu’il change de service, pour rejoindre une patrouille anti-délinquance. « Cette affectation m’a été imposée, mais je ne vais pas me plaindre. C’est un domaine qui me plaît. Ma hiérarchie est attentive et proche de ses hommes. Personne ne me parle de cette affaire, et j’évite aussi d’en parler, mais j’ai reçu des marques de soutien. »

Tout au long de sa carrière, débutée en 1999, Alex dit avoir été dérangé par certains propos. S’il a connu « des années magnifiques » en banlieue parisienne, jusqu’en 2008, Alex se souvient aussi des « blagues racistes »« petites réflexions » et raccourcis connotés de quelques collègues. « En patrouille par exemple, s’ils voyaient une voiture occupée par des gens de couleur, ils disaient : “Ça, c’est une voiture de bâtards. Mais toi t’es pas comme eux. T’as choisi d’être comme nous.” »

Le policier a constaté un changement en arrivant à Rouen. « Il y a moins de collègues antillais et maghrébins, moins de fonctionnaires noirs. On est jugés tout de suite sur notre apparence. Entourés de Blancs, ils ont moins de mal à se lâcher. » Par des collègues, Alex a appris que certains le surnommaient « le Noir » ou « le négro » dans son dos. Tout comme un huissier du tribunal, ancien fonctionnaire de police. « Je ne veux pas me faire passer pour une victime, dire que je n’ai rien à me reprocher ou que je suis le meilleur fonctionnaire du monde », poursuit Alex. « J’ai sans doute réagi en étant trop agressif, je ne montrais pas l’exemple dans la manière de me défendre. Mais j’ai fait remonter l’info, et il ne s’est rien passé du tout. »

Il estime avoir choisi, cette fois-ci, une voie plus adaptée : un rapport complet à sa hiérarchie et un dépôt de plainte. Et espère, en conséquence, que ses démarches ne resteront pas sans suite. « Mon client a été courageux, son collègue qui lui a prêté son téléphone aussi », résume Yaël Godefroy. « Il souhaite que cela dépasse son cas personnel, qu’il y ait un débat sur le racisme dans les institutions. En évitant deux écueils : la stigmatisation de la police d’un côté, le discours sur les “brebis galeuses” de l’autre. »

Au Sénat, ce mercredi, le ministre de l’intérieur a promis que « chaque faute, chaque excès, chaque mot, y compris des expressions racistes », fera l’objet « d’une enquête, d’une décision, d’une sanction ».

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