Contre-révolutions écologiques

Les contre-révolutions écologiques des droites dures

PAR ZOÉ CARLE

La catastrophe environnementale en cours et l’absurdité croissante de l’hégémonie productiviste entraînent des reconfigurations profondes dans le camp écologiste. Celui-ci est investi par des franges variées des droites dures qui s’appuient sur des éléments critiques empruntés à la gauche anticapitaliste (décroissance, critique de la technique et du progrès…), tout en puisant dans l’histoire des liaisons dangereuses entre la nature et le fascisme. Une enquête du n°8 de la Revue du Crieur qui vient de paraître.

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Dreadlocks, sarouel et voix douce, Nicolas Fabre, jeune permaculteur, colle parfaitement au cliché du militant alternatif ayant quitté une vie urbaine confortable pour plonger ses mains dans la terre et redécouvrir la valeur des « vraies » choses. Il décrit son parcours et prodigue des conseils pratiques dans des vidéos sur Youtube, qui passent sans transition de conseils sur la construction d’abris en bois à… une interview d’Alain Soral. Le conférencier d’extrême droite, fondateur de l’un des sites politiques les plus consultés de France, Égalité et Réconciliation, y explique les raisons profondes du malaise d’une société française ayant sacrifié ses paysans à ses traders.L’algorithme de Youtube renvoie à d’autres vidéos du même genre, comme cette conférence sur la « permaculture expliquée aux nationalistes » diffusée par la webradio Orages d’Acier du Mouvement d’action sociale ( MAS ), organisation d’extrême droite autodissoute en 2016. Les invités, Lucien Cerise et Pierre Torty, y montrent que la permaculture permet une production véritablement respectueuse de la nature. Rapidement, l’entretien s’éloigne de la question agricole : « Ceux qui veulent régler le problème de l’agriculture naturelle sont des pompiers pyromanes. Pour eux, c’est la nature qui doit être corrigée. C’est la même chose avec la théorie du genre: c’est la nature qui doit être corrigée. » Au fur et à mesure de l’émission, le discours passe insensiblement de la défense des écosystèmes à celle d’ordres sociaux et humains menacés, ou d’identités sexuelles et culturelles en péril.

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De vidéo en vidéo, c’est d’abord l’étonnement qui prime : des sujets que l’on pensait propre à la gauche altermondialiste sont au cœur des préoccupations de la nébuleuse « patriote ». Puis l’on cesse de s’étonner, alors que revient une rengaine familière, celle de la terre qui, elle, « ne ment pas », de « la nature corrompue par le progrès »… Le lien entre extrême droite et écologie, momentanément rompu, serait-il de nouveau à l’ordre du jour ?Des sites antifascistes ont déjà donné l’alerte, dénonçant des tentatives de noyautage de la part de mouvements d’extrême droite qui prennent position sur le terrain écologique et social. La question se pose pourtant : s’agit-il uniquement d’un mouvement tactique à un moment où l’urgence écologique se fait de plus en plus pressante ? Ou bien s’agit-il d’une tradition écologique jusque-là minoritaire, amenée à être de plus en plus visible dans un contexte de montée de la pensée identitaire ?

Des tentatives de noyautage des milieux écologistes ont émaillé l’histoire des Verts. En 1992, les jeunes de l’organisation de gauche Écolo-J ont été infiltrés par les néofascistes de Nouvelle Résistance et ont dû exclure une vingtaine de leurs membres. L’année précédente, Jean Brière avait été exclu des Verts pour antisémitisme, anticipant un épisode similaire au début des années 2000 avec l’exclusion de Ginette Skandrani en raison de ses positions négationnistes. P

Pour Stéphane Lavignotte, pasteur et théologien, militant au sein d’Ecolo-J à l’époque, « la tentative de noyautage de Nouvelle Résistance relevait plutôt d’une logique de l’extrême droite antisystème, qui essayait de se rapprocher de tout ce qui apparaissait radical. La position ni droite ni gauche, majoritaire à l’époque chez Les Verts autour d’Antoine Waechter, permettait de raccrocher la vieille obsession de la troisième voie de l’extrême droite ». Pourtant, Nicolas Lebourg, spécialiste des extrêmes droites, souligne l’intérêt précoce d’un militant comme André-Yves Beck, membre fondateur de Nouvelle Résistance, pour les circuits courts et l’écologie profonde attachée à la défense de la valeur intrinsèque de la nature et à la fin de l’anthropocentrisme, deux thèmes parvenus à l’extrême droite via les canaux nationalistes révolutionnaires.

Aujourd’hui, les Amap, l’agriculture bio, les coopératives agricoles suscitent l’intérêt de groupuscules néofascistes1 (les notes de cet article sont à retrouver dans l’onglet Prolonger), tandis que les militants soraliens se plongent dans la permaculture et les circuits courts. Les animateurs du réseau de permaculture Brin de Paille ont ainsi eu bien du fil à retordre sur leur forum avec un certain Autrevie, « néorural » aussi expérimenté en permaculture que diffuseur actif des idées d’Alain Soral. Autrevie est en effet le pseudonyme de Nicolas Fabre, déjà évoqué.

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Le jeune homme, qui se décrit comme un « mâle blanc », est l’auteur de Mon retour à la terre, édité chez Kontre-Kulture, la maison d’édition d’Égalité et Réconciliation, et son expert en permaculture. La ZAD de Sivens a de son côté connu en 2014 des tentatives d’infiltration de la part du MAS, soucieux de ne pas abandonner les luttes environnementales et sociales à l’extrême gauche2. On voit ainsi des groupuscules identitaires ou néofascistes multiplier les actions : opérations de ramassage de déchets, création d’une ferme communautaire réservée aux « Français de souche »« Il s’agit là d’un thème où les gens se retrouvent tout à fait sincèrement et c’est vrai aussi pour l’extrême droite la plus radicale », affirme Nicolas Lebourg.Cette prise de conscience de l’urgence écologique semble s’inscrire dans une « panique morale » multiforme. Aux perspectives d’effondrement économique et écologique s’ajoute une sorte de pessimisme culturel et éthique. D’après Stanley Cohen, à qui l’on doit l’expression, une « panique morale » est suscitée quand une condition, un événement, un groupe de personnes ou une personne sont désignés comme une menace sur les valeurs et les intérêts d’une société. Dans une atmosphère apocalyptique où nombreux sont ceux qui prédisent un effondrement économique et écologique, nous serions également menacés par des crises humaines et morales. Mariage pour tous, migrations, transhumanisme sont autant de symptômes de la crise « humaine » qui accompagnerait la crise écologique. Du point de vue des divers mouvements d’extrême droite, il s’agit de traiter enfin ensemble les différentes facettes d’un unique problème, afin de formuler une écologie véritablement cohérente.

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« Il y a toujours eu chez les écolos une tentation droitière, mais elle est restée marginale. » Croisé lors d’une réunion entre élus verts à Marseille, Noël Mamère reconnaît qu’il y a une droitisation récente de l’écologie, comme un ricochet lointain du débat ayant opposé Dominique Voynet à Antoine Waechter dans les années 1990 au sein du champ politique : « La question a été réglée chez Les Verts avec la victoire de Voynet. » De fait, la tendance conservatrice d’Antoine Waechter a été mise en minorité au sein du parti écologiste, qu’il a quitté pour créer le Mouvement écologiste indépendant ( MEI ) en 1994, tandis que Les Verts se rapprochaient du socialisme de gouvernement. Antoine Waechter incarnait alors une écologie conservatrice, héritière du naturalisme de Robert Hainard et proche de l’écologisme de l’Américain Teddy Goldsmith, fondateur de la revue The Ecologist, aux positions ouvertement réactionnaires.

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Selon Noël Mamère, la tendance conservatrice réapparaît aujourd’hui en deux endroits : du côté de l’écologie intégrale chrétienne, pour partie issue de la Manif pour tous, articulant une écologie « humaine » à des positions anticapitalistes et antilibérales ; mais aussi du côté de la philosophie anti-Lumières de la Nouvelle Droite, portée par Alain de Benoist. Noël Mamère ajoute : « Au milieu, il y a Jean-Claude Michéa, adulé par les néoconservateurs, qui développe une logique antilibérale totale. » Le rapport entre la Manif pour tous, les néopaïens du GRECE3(Groupement de recherches et d’études sur la civilisation européenne), les nationalistes révolutionnaires et Jean-Claude Michéa ne semble pas aller de soi. À moins de mettre tout ce beau monde dans le même sac « vert-brun » et d’en conclure à l’inexorable fascisation de toute forme d’écologie radicale, à l’instar de Luc Ferry dans Le Nouvel Ordre écologique.Dans cet essai contesté, publié en 1992, le philosophe revenait sur les origines romantiques de l’écologie politique et tout particulièrement de l’écologie profonde, montrant ses ramifications dans l’Allemagne des années 1930 avec les premières lois nazies de protection de la nature. Depuis, nombreux sont ceux qui ont justement dénoncé le procès en écofascisme intenté à la deep ecology d’Arne Naess par Luc Ferry, lequel rejette toute critique de la technique, du progrès et des Lumières du côté de l’obscurantisme. Or cette assimilation occulte toute une critique progressiste de la technique et du paradigme productiviste qui en découle. Alors que se profile un retour de l’écologie droitière, il devient urgent de différencier véritablement critique progressiste et critique réactionnaire du progrès.

Chrétiens contre néopaïens, le retour de la « nature »

En 1966, l’universitaire américain Lynn Townsend White Jr, dans un article devenu célèbre : « Les racines de notre crise écologique », revenait sur le verset de la Genèse enjoignant à l’homme de « soumettre » la Terre : selon l’auteur, le cadre de pensée chrétien faisant de l’homme « comme le maître et possesseur de la Nature », selon l’expression de Descartes, était responsable de l’exploitation irraisonnée de cette dernière.

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La controverse réapparaît en 2015 comme un lointain écho dans l’encyclique Laudato si’: sur la sauvegarde de la maison commune. Le pape François y déconstruit l’accusation selon laquelle la Bible inviterait à dominer la Terre et choisit la figure de François d’Assise comme saint patron de l’écologie chrétienne. L’homme n’est dès lors plus maître mais gardien de la Création.L’encyclique, sérieusement documentée et très riche, définit une nouvelle écologie, dite « intégrale » : elle rappelle les racines humaines de notre crise écologique. Néanmoins, si elle insiste sur la destination commune des biens et s’inscrit dans la tradition de la doctrine sociale de l’Église, elle comporte un volet humain et social qui semble avoir fait le bonheur de La Manif pour tous et des bioconservateurs catholiques. Les penseurs qui se sont approprié l’expression d’«écologie intégrale» appartiennent ainsi à une mouvance très conservatrice qui a émergé à la faveur des mobilisations contre le mariage homosexuel.

Si ces derniers sont de nouveaux venus sur le terrain intellectuel et médiatique, ce n’est pas le cas des vieux routiers de la Nouvelle Droite, qui se sont éparpillés dans différentes directions à partir des années 1990. Certains anciens du GRECE ont rompu afin de maintenir une ligne raciste völkisch dure, tandis que ceux qui y sont restés se sont engagés dans l’ethnodifférentialisme et la critique de l’« idéologie du Même », concept central de la pensée d’Alain de Benoist. Ils gardent en commun un solide néopaganisme antichrétien. Pour la même raison : le christianisme est une forme d’universalisme qui reconduit un égalitarisme honni.

Trois courants distincts émergent donc : une écologie chrétienne qui connaît un coup de jeune suite à l’encyclique Laudato si’ ; une décroissance également «intégrale » portée par une Nouvelle Droite ayant pris le virage écologiste dans les années 1980 et définie dans le nouveau manifeste du GRECE ; et une vieille tradition écologique d’extrême droite, tendance völkisch, faisant le lien entre peuple, terre et sang.

Militants de Terre et PeupleMilitants de Terre et Peuple

Les mouvements völkisch allemands – des proto-hippies liés à la Révolution conservatrice du début du XXe siècle en Allemagne selon lesquels le retour à la terre comprenait la revitalisation de la « race » germanique – sont aujourd’hui une référence revendiquée de Pierre Vial. Issu de la mouvance néopaïenne, cet universitaire de Lyon III a fondé en 1994 le mouvement Terre et Peuple. Il se réclame d’une identité enracinée dans la plus pure tradition völkisch, avec le souci que sa position soit bien comprise : « Le refus
de la marchandisation du monde, c’est ce qui nous guide. Cela s’inscrit pour nous dans la perspective d’une critique totale du capitalisme libéral. »
4D’après lui, l’écologie est une composante inévitable d’un nationalisme révolutionnaire qui entend promouvoir une révolution identitaire cohérente. Son mouvement, Terre et Peuple, propose une conception romantique de l’écologie, faisant la part belle aux poètes régionaux – Giono, Mistral, etc. – et aux classiques de la bibliothèque néonazie française – Saint-Loup, Robert Dun, ancien SS et précurseur en France d’une écologie racialiste – autour de la revue Réfléchir et Agir, fondée en 1993.

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Le numéro d’automne 2009, intitulé « Notre écologie », est explicite : contre une écologie « colonisée par la gauche cosmopolite », l’écologie völkisch promeut la figure du paysan enraciné dans son milieu régional. L’équivalence entre nature et culture est posée : « La clé de notre vision écologique c’est que nature et culture non seulement ne s’opposent pas mais sont totalement inséparables. » Et selon Pierre Vial, la nature est un ordre fondamentalement inégalitaire qui doit servir de modèle à la société : « La nature étant un espace régi par la confrontation, la hiérarchie, l’inégalité, le rejet des faiblesses, il est tout naturel que l’écologie applique ces principes aux différents groupes humains. »Contrairement au Front national, l’extrême droite radicale est ainsi très ouverte à la question écologiste, « pour des raisons logiques » affirme Nicolas Lebourg : « Historiquement, le nationalisme révolutionnaire, par lequel arrive le mouvement völkisch, entendait acclimater les leçons du bolchevisme à l’extrême droite. Il y a toujours cette volonté d’être à l’écoute des autres visions radicales du monde. Ils sont donc tout à fait à l’aise sur la question écologique, et particulièrement sur les circuits courts. Les identitaires sont les premiers à insister sur le localisme. C’est d’une grande logique intellectuelle : la conception localiste du monde entre en cohérence avec l’Europe des ethnies ; le sang, la terre, la langue, tout cela tient bien ensemble. »

Entre paganisme et idéologie agrarienne, la mouvance völkisch française, bien que très minoritaire, s’est maintenue au sein du Bloc identitaire. On la retrouve dans des mouvements comme Nissa Rebela, de Philippe Vardon, ou la Ligue du Midi, de Richard Roudier, ancien gréciste lui aussi : «L’heure est désormais à la reconquête de nos terres abandonnées depuis trop longtemps. Ils se croient déjà chez eux ? On va leur rappeler qu’ici c’est notre terre », affiche le site de la Ligue du Midi. Lutter contre le «grand remplacement » va ainsi de pair avec la défense des circuits courts et des identités locales. Dans le lien entre une terre et un peuple, la défense de la communauté se fait contre l’État, contre la marchandisation mondialisée et les « agents pathogènes extérieurs »

Proche dans sa formulation, le localisme d’un Laurent Ozon s’emploie à donner des assises scientifiques à une vision strictement organiciste de la communauté. L’actuel président du Mouvement pour la remigration est un écologiste de la première heure, passé par Les Verts et le MEI d’Antoine Waechter avant de fonder ses propres formations politiques. De 1994 à 2000, il est directeur de la revue Le Recours aux forêts (en référence à l’œuvre d’Ernst Jünger ), qui veut promouvoir un projet écologique « véritablement alternatif ». À la suite d’Antoine Waechter, dont le travail politique est unanimement salué par tous ces théoriciens d’extrême droite, il se réclame de Robert Hainard et Teddy Goldsmith et articule leur écologie conservatrice à des thèses violemment xénophobes. Sa pensée est par ailleurs emblématique des logiques d’une écologie d’extrême droite naturalisant les phénomènes sociaux.

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En dépit de leur caractère minoritaire, ces groupuscules radicaux fonctionnent comme des « laboratoires de l’extrême droite classique » selon Nicolas Lebourg : « Tout ça n’est pas complètement perdu par le Front national, puisqu’on a vu que les circuits courts apparaissaient dans le programme de 2017. » Au-delà des trajectoires individuelles comme celles d’un Philippe Vardon, identitaire devenu élu FN, ces groupes accomplissant un travail d’agit-prop et de théorisation qui pourrait très bien infuser la politique partisane.Le FN reste pour l’instant décevant de ce point de vue : « Son programme écologique est considéré comme une impasse par les écologistes d’extrême droite car il ne rompt pas avec le modèle productiviste issu des Lumières », affirme Stéphane François, spécialiste de l’écologie d’extrême droite. Le parcours de Laurent Ozon est significatif : son bref passage au Front national en 2011 n’a pas laissé de traces sur le programme du parti. La « nouvelle écologie » frontiste apparaît ainsi à bien des égards comme un simple « badigeon vert », selon l’expression de Stéphane François.

D’Égalité et Réconciliation à Alain de Benoist

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Les nouveaux venus de l’extrême droite radicale, s’ils ne s’entendent pas toujours avec les identitaires, ne sont pas en reste sur la question écologique. Chez Égalité et Réconciliation ( E&R ), la question a également fait son apparition de façon assez singulière. Connaissant les positions climatosceptiques d’Alain Soral, on peut légitimement s’étonner de voir figurer en bonne place dans la revue de presse d’E&R de nombreux articles consacrés aux effets néfastes des pesticides, à la mort des sols, des interviews du couple d’ingénieurs agronomes Claude et Lydia Bourguignon et un certain nombre de vidéos consacrées à la permaculture, souvent produites par l’équipe du site elle-même, contrairement à la plupart des contenus qui y circulent.Installé dans sa ferme du Morvan, l’expert en écologie pratique d’E&R Nicolas Fabre organise des stages de formation, à son propre compte mais également parfois au sein de la structure « Prenons le Maquis » de l’entreprise Soral, anciennement dédiée aux stages de survie dispensés par l’expert en survivalisme Piero San Giorgio. Ce dernier, auteur de Survivre à l’effondrement économique, paru en 2011, est le chantre d’un survivalisme racialiste blanc, prédisant un inévitable effondrement énergétique, écologique, politique et social.

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Dans la perspective de la guerre civile qui menace l’humanité, et tout particulièrement l’homme blanc, il a développé le concept de « Base Autonome Durable », des zones rurales autosuffisantes qui doivent permettre la survie de l’espèce. C’est dans cette continuité qu’il faut comprendre l’intérêt pour la permaculture, à l’horizon de laquelle on retrouve l’idée d’autonomie autarcique, mais également celle de « système » organique dans lequel chaque élément occupe une place, que ce soit au niveau de l’ordre naturel ou à celui de l’ordre social, les deux étant interchangeables. La permaculture offre en prime une image bon enfant et rassembleuse autour de valeurs à la fois plus conviviales et consensuelles que le survivalisme paranoïaque white trash.Autonomie vivrière et souci de l’alimentation saine sont les nouvelles thématiques sur lesquelles mise l’association : en 2012 a été fondée l’épicerie en ligne « Au bon sens », qui propose des « produits sains et enracinés  […]  pour lutter contre l’incohérence de la société de consommation coûteuse et toxique ». La préoccupation écologiste a ainsi émergé sur les marges du survivalisme et du conspirationnisme antipharmaceutique depuis le début des années 2010. Moins théorique que pratique, elle s’articule à des enjeux de luttes chers aux membres d’E&R : manipulations de l’industrie agroalimentaire et des lobbies pharmaceutiques, autonomisation par rapport à l’État, culture du Do It Yourself en vue de la constitution de « bases civilisationnelles autonomes »

De façon inattendue, la décroissance a ainsi fait son chemin dans les rangs de ces climatosceptiques convaincus. Sur le site d’E&R Midi-Pyrénées, elle est présentée comme une théorie venue de la gauche – et c’est là son principal problème – mais qui devrait s’adapter sans mal à l’idéologie nationaliste. Comment en ont-ils eu connaissance ? « La notion de décroissance est parvenue jusque dans nos milieux patriotes par l’intermédiaire d’Alain de Benoist et de son livre Demain la décroissance ! Penser l’écologie jusqu’au bout. »

Décrite comme « un fantastique outil d’analyse », la décroissance doit être prise au sérieux : « Nous sommes peut-être même les mieux placés pour la développer car nous ne traînons pas les boulets gauchistes que sont les faux combats comme le soutien aux sans-papiers. » La notion a été vite adoptée, de même que la leçon différentialiste de la Nouvelle Droite puisque, comme l’explique Alain Soral, « c’est là qu’on peut traquer les crétins de gauche sur leur propre terrain, en revendiquant le droit à la différence ; le métissage c’est la fin de la différence »5.

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Où que l’on tourne le regard, on finit par tomber sur le penseur de la Nouvelle Droite. Pierre Vial, qui le cite volontiers dans Terre et Peuple, ne manque pas de perspicacité lorsqu’il affirme que « l’extrême droite est la tunique de Nessus d’Alain de Benoist ». La tunique de Nessus est ce cadeau empoisonné, cette tunique adhérant au corps de celui qui doit s’arracher la peau pour s’en débarrasser. Une belle métaphore mythologique pour décrire les rapports complexes du philosophe néopaïen avec l’extrême droite, à laquelle il continue de fournir une remarquable batterie d’arguments, en dépit de désaccords réels avec certains de ceux qui se réclament de sa pensée.Stéphane François date du début des années 1980 le tournant antimoderne et antioccidental qui voit l’arrivée des questions écologiques au sein du GRECE : « Il y a alors un renouvellement doctrinal de la Nouvelle Droite. Sa “bibliothèque” fait donc une part importante aux penseurs critiques de la modernité et de la technique. » Charbonneau, Ellul, Heidegger pour la technique, Teddy Goldsmith, les décroissants et les localistes américains pour l’écologie. Au sein des revues Éléments et Krisis, Alain de Benoist fait intervenir des penseurs d’horizons divers et développe lui-même une philosophie écologiste, prenant le contre-pied du discours techniciste qui dominait jusqu’alors au sein du GRECE.

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En 1993, un numéro entier de Krisis est consacré à la question écologique. C’est l’époque du « ni gauche ni droite » d’Antoine Waechter, interviewé dans ce numéro : « Les partisans d’une société soumise à la technique fondent leur démarche sur le rationalisme conquérant des Lumières, pour lequel l’activité humaine doit tendre vers la domination absolue des forces de la nature, comme si l’humanité avait pour seul projet de se réaliser dans l’innovation technique », déclarait-il, avant de noter incidemment : « Mais il est remarquable, en même temps, que ces valeurs se retrouvent aussi, sous une forme à peine différente, chez ceux qui ont une vision purement nationaliste du monde. » Déjà, la notion de « limite » y apparaît. Elle joue comme rempart à la fois contre le marxisme et contre le libéralisme. Notion philosophique centrale de la décroissance, elle rencontre les préoccupations antitechnicistes et antiprogressistes d’Alain de Benoist, qui lui porte un intérêt précoce.Selon lui, l’homme ne doit pas se soumettre à un ordre naturel, mais reconnaître les limites qui lui sont imposées par sa naturalité. De même, il ne s’agit pas d’en finir avec l’anthropocentrisme, mais de reconnaître plutôt la coappartenance de l’homme et de la nature. Les rapports entre nature et culture sont ainsi envisagés de façon complexe et un certain mépris est affiché à la fois à l’égard d’une écologie droitière qui ne décolle pas d’un « la terre ne ment pas » et d’une écologie gauchiste sans-frontiériste niant les particularités locales.

Prudent, Alain de Benoist ajoute : « Il y a bien entendu du vrai dans les deux. »6 La prudence est de mise car la question de la naturalisation du social ne se pose pas aujourd’hui qu’à la droite de la droite. Elle est aussi présente, par exemple, chez les écoféministes. Cependant, à cette critique visant une gauche postmoderne par trop « constructiviste », la réponse apportée par Alain de Benoist et le GRECE se distingue par son affirmation d’une nature territoriale et identitaire qui est loin d’aller de soi, contrairement à ce que prétendent leurs récurrents appels au « bon sens ».

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Au-delà de l’adhésion aux positions théoriques de la décroissance, Alain de Benoist considère qu’elle ne manque pas d’intérêt politique. Elle permet tout particulièrement de remettre en cause le clivage droite-gauche qui est au cœur de ses préoccupations. Selon lui, l’écologie offre la possibilité d’une véritable reconfiguration politique : « Les écologistes qui continuent le plus souvent de se situer à gauche, et qui ont bien le droit de le faire, doivent donc réaliser que la gauche dont ils se réclament est nécessairement très différente de celle qu’a engendrée la pensée des Lumières », écrit-il dans Demain la décroissance !, avant de conclure : « Par là même, l’écologie rend obsolète le vieux clivage droite-gauche : ordonnée au “conservatisme des valeurs” comme à la préservation du milieu naturel, refusant le libéralisme prédateur au même titre que le “prométhéisme” marxiste, elle est en même temps révolutionnaire par sa portée comme par ses intentions. » L’écologie comme révolution conservatrice : on comprend que l’attelage conceptuel ait séduit un penseur lecteur et diffuseur des auteurs de la révolution conservatrice allemande : Oswald Spengler, Ernst Jünger, Ernst Niekisch, Carl Schmitt… même s’il ne s’agit que d’une heureuse coïncidence de termes selon Alain de Benoist.Aujourd’hui, son intérêt se porte plutôt vers des penseurs comme Jean-Claude Michéa et le « populisme de gauche ». Il trouve « extrêmement sympathique » l’arrivée de la jeune génération de Limite qui est apparue en 2015 sur les marges du catholicisme conservateur : « Le Comptoir, Limite marquent l’arrivée d’une nouvelle génération : Kévin Victoire, Eugénie Bastié, Natacha Polony… C’est quand même autre chose que le discours de droite qu’on entendait il y a vingt-cinq ans. » Alain de Benoist a l’œil sur la jeune génération réac. Eugénie Bastié s’exprime régulièrement dans Éléments et elle est à l’honneur du dernier numéro aux côtés de Natacha Polony et de Marion Maréchal-Le Pen.

L’écologie intégrale chrétienne

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« Vous n’avez pas déjà fait un article sur nous ? » Paul Piccaretta, directeur de la rédaction de Limite, s’amuse de l’intérêt médiatique que la revue suscite depuis sa création en 2015. « Des réacs en vert et contre tous », a titré Libération à leur propos… Gautier Bès, fondateur des Veilleurs et directeur adjoint de la revue, s’insurge : « Encore une fois, on pense étiquette et pas forcément idées. Combien de fois je croise des gens qui me disent “ah, Limite ! C’est la revue réac !” Alors que je me sens infiniment plus proche du Monde diplomatique que de torchons identitaires comme Valeurs actuelles. On voudrait absolument que je sois réac, alors que je n’ai jamais assumé cette étiquette qui me paraît très peu significative. Il s’agit pour moi de construire un monde vivable, une société conviviale. »De fait, Limite semble se situer à un point de jonction entre mouvements et militants issus de « familles » politiques différentes clivées autour du mariage pour tous, de la PMA et de la GPA, traités comme un seul et même problème. Nourrie aux lectures de Jacques Ellul et Bernard Charbonneau – deux des penseurs chrétiens de la technique les plus repris, avec Ivan Illich, y compris dans les rangs de la gauche radicale –, Limite développe une critique du système technicien qui glisse doucement vers la justification d’ordres sociaux et humains « naturels ».

Partie de la critique de la technique et de la décroissance, la revue développe une réflexion bioéthique en réaction au « transhumanisme » et à toute forme de manipulation du vivant. Ses rédacteurs sont contre la marchandisation des corps, contre la GPA, la PMA, la contraception, mais aussi contre le Mariage pour tous, perçu comme un blanc-seing donné à des expérimentations techniciennes mettant en péril la « nature humaine ». Conforme en cela à l’encyclique Laudato si’, leur écologie est intégrale : environnementale et humaine, elle remet la « vie » au centre de ses valeurs. Les membres de Limite nuancent : ils ne remettent pas en cause la loi Veil, mais fustigent la « propagande pour l’avortement », ils ne sont pas homophobes, mais contre la transgression des limites naturelles, tout comme ils sont pour l’accueil raisonné des migrants, mais à certaines conditions, et résolument contre le « sans-frontiérisme ».

La revue serait-elle donc conservatrice et non réactionnaire ? « Osez le conservatisme », clame en effet Eugénie Bastié, très médiatique membre de la rédaction : « Être conservateur, c’est chérir la chaleur du foyer que nous sommes sans cesse en train de retrouver [ … ] comprendre avec Péguy que “seule la tradition est révolutionnaire”. » Gautier Bès préfère le terme de « radicalité », qui renvoie à la racine et bien entendu à l’« enracinement », concept emprunté ( non sans le transformer au point de le rendre méconnaissable ) à la philosophe chrétienne révolutionnaire Simone Weil : contre une mobilité perçue comme un bien en soi, l’homme, pour s’épanouir, doit plonger ses racines dans un territoire défini.

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Paul Piccarretta concède qu’il y a parfois des désaccords au sein de la revue : « Les points d’achoppement tiennent beaucoup à la définition des mots. Le Comptoir n’aime pas le mot “conservateur”, Eugénie [ Bastié ] n’aime pas “révolution”. » Le Comptoir, c’est la revue de jeunes disciples de Jean-Claude Michéa, dont la rédaction a rejoint pour partie l’équipe de Limite. Ils y incarnent plutôt l’aile gauche autour de Kévin Victoire. Gautier Bès tente une synthèse : « Je suis conservateur au sens où je pense qu’il faut préserver nos conditions d’existence, rien à voir avec conserver les privilèges, un certain ordre du monde qui favorise certains et en exclut d’autres. » « En tout cas, comme l’affirme Paul Piccaretta, on n’est certainement pas progressistes. On reprend toute la critique qu’en formulent Jean-Claude Michéa et Christopher Lasch. »Les membres de la revue aiment à se définir comme les nouveaux « non-conformistes », groupe des années 1930 mêlant les personnalistes chrétiens, dont Ellul et Charbonneau, et les membres de la « Jeune Droite », dissidents de l’Action française. La revue Limite puise la plupart de ses références au sein de la doctrine sociale de l’Église et du distributionnisme, philosophie économique chrétienne développée notamment par Gilbert Keith Chesterton comme une troisième voie entre le capitalisme et le socialisme d’État. Décroissants souverainistes, anarchistes tories, ils se disent « michéisés » et « latouchisés » ( en référence à l’économiste décroissant Serge Latouche ). La revue, dans un ballet tourbillonnant, alterne allègrement les références aux personnalistes chrétiens, à Guy Debord, Louise Michel, Simone Weil… le tout sous le haut patronage des philosophes Olivier Rey et Jean-Claude Michéa. Et si des désaccords existent, ils se retrouvent sur l’essentiel : l’écologie, la critique de la technique et la défense de « la vie » sous toutes ses formes.

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« Que l’écologie soit intégrale c’est un pléonasme, puisque l’écologie intègre toutes les conditions d’existence. On en a une vision incomplète quand on s’interdit de parler des équilibres au sein de la société humaine et de sa propre naturalité en tant qu’être humain », avance Gautier Bès, coauteur avec Marianne Durano et Axel Nørgaard de Nos limites. Dans cet essai publié en 2014, le discours revient obsessionnellement sur la question des mœurs et sur les déséquilibres induits par l’illimitation des désirs individualistes, au premier chef ceux des couples homosexuels. « Si on donne le droit aux couples homosexuels d’avoir des enfants, c’est parce qu’on en a la possibilité technique », affirme Marianne Durano. La mise en équivalence du mariage, de la procréation et de la parentalité pose pourtant un réel problème logique, sauf évidemment à poser la naturalité des institutions sociales que sont le mariage et la famille.Pour les tenants de l’écologie intégrale chrétienne, l’unité de base de la société est indiscutablement la famille : « C’est la communauté des familles qui crée la société. » Marianne Durano précise immédiatement : « On ne va pas tourner autour du pot, nous, on accepte la part naturelle de la famille. Il y a une continuité entre la vie des écosystèmes et des équilibres sociaux via cette naturalité de la famille. » S’ils prennent des pincettes conceptuelles ailleurs, la question de la naturalité de la famille semble aller de soi : « On sait que c’est naturel quand on n’a pas besoin d’une médiation technique, or la procréation entre un homme et une femme, c’est naturel. » Dans le passage de la reproduction biologique à la reproduction sociale, c’est la nature qui est invoquée. Pourtant, la famille hétérosexuelle mononucléaire telle que nous la connaissons depuis peu doit être considérée comme une forme historique de reproduction sociale parmi d’autres. Et puisqu’on nous invite à repenser la naturalité des rapports sociaux, que faire de ces natures différentes qui visiblement n’ont pas le même sens pour la droite néopaïenne, les écologistes chrétiens ou, ailleurs, les écoféministes américaines ?

La critique de la technique permet de renaturaliser l’homme et les relations qui régissent la communauté mais, chez les écologistes chrétiens, la nature fait retour selon une conception à la fois étroite et très normative. Selon Stéphane Lavignotte, « cela correspond à une certaine vision de la théologie naturelle catholique : un ordre naturel voulu par Dieu. Dans le catholicisme, il y a des choses naturelles et antinaturelles, le mariage est naturel, le divorce est antinaturel ; mais on voit bien qu’il y a quelque chose qui tourne un peu en boucle. On a un jugement moral sur une réalité, on dit qu’elle est naturelle, et donc on retombe sur nos pattes ». En dépit de lignes de fracture profondes, les écologies « intégrales » semblent tout de même d’accord sur l’essentiel : la nature est la norme du social et la nature va de soi.

Serge Latouche en 2011Serge Latouche en 2011

Décroissance identitaire, décroissance chrétienne, la critique du capitalisme se fait à droite dans le sillage des penseurs du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales), pourtant historiquement à gauche. Alain de Benoist comme les jeunes gens de Limite se réclament de son héritage intellectuel. Selon Serge Latouche, l’un de ses principaux artisans, « il y a une vieille tradition royaliste dans la pensée contre-révolutionnaire, un filon qui part d’Edmund Burke, Joseph de Maistre et qui va jusqu’à Patrick Buisson et d’autres. Ce sont des antilibéraux et des anti-utilitaristes de droite et ils se retrouvent sur de nombreux points avec la décroissance ».Serge Latouche dit ne pas connaître la revue d’écologie intégrale mais dialogue à l’occasion avec Alain de Benoist. Si la décroissance est issue d’une critique interne à la gauche, elle est adaptée par une « droite des valeurs » à des questions sociales et anthropologiques via l’extension du concept de « limite », devenu central pour elle. La notion vient de l’économie – « Il ne peut y avoir de croissance infinie dans un espace fini » –, mais ces courants divers s’accordent sur la nécessité de penser la régulation des désirs illimités non seulement sur le seul terrain économique et environnemental, mais aussi sur le terrain éthique et anthropologique. La notion de limite a ainsi été unanimement appropriée par divers mouvements conservateurs.

Véritable pont conceptuel entre les sphères environnementales, économiques et morales, elle est au cœur à la fois de la théorisation d’Alain de Benoist, des « non-conformistes » de Limite, mais également du dernier ouvrage de Patrick Buisson, La Cause du peuple : « Avec l’avènement de l’idéologie néolibérale, la notion de limite était en effet devenue, pour la première fois dans l’histoire, proprement impensable. No border and no limit, tel était le paradigme que cherchait à imposer la nouvelle reconfiguration du monde. » Avant de préciser : « Dans la logique libérale-libertaire, le mariage entre personnes du même sexe n’était que l’application du “droit de tous sur tout” qui consistait à faire de n’importe quelle pratique privée un principe d’organisation collective. » Chez ces penseurs, la limite éthique qu’il s’agit d’opposer à l’avidité capitaliste et à l’exploitation illimitée des ressources naturelles est invoquée presque systématiquement à propos de frontières physiques ou symboliques dont l’annulation mettrait l’identité en péril : mariage pour tous, immigration illimitée et indifférenciation des sexes.

Le refus de considérer le mariage pour tous sous l’angle de l’égalité des droits est patent : il ne s’agit là que d’une ruse de la raison libérale-libertaire à laquelle des limites doivent être opposées. On le voit, la limite s’intègre parfaitement à l’argumentaire différentialiste, qui ne se donne jamais directement en termes d’inégalités. Dans la perspective différentialiste, il faut respecter les différences et cela passe par la réaffirmation des limites entre des blocs culturels qu’aucun « commun » ne lie : si les individus ne partagent pas une condition commune hors de communautés définies selon certains critères (religieux, ethniques, identitaires, culturels), il devient difficile, voire impossible de penser l’égalité, comme il devient impossible de penser l’accueil.

Entre nature et culture, la communauté organique

On l’a vu, l’expression d’« écologie intégrale » est revendiquée par tous, chrétiens comme païens, que tout semblait opposer. Elle présente l’avantage rhétorique de suggérer une plus grande cohérence de pensée et soutient que l’écologie ne doit pas se borner à la défense de la biosphère mais englober la protection de l’homme, de la société et de ses valeurs. En dépit de certains désaccords entre ces mouvements, la jonction se fait contre le supposé bloc « libéral-libertaire ». Le concept, hérité du penseur Michel Clouscard, a fait florès à droite : il désigne le stade actuel du capitalisme et voit dans les positions libertaires le cheval de Troie du capitalisme libéral.

Jean-Claude Michéa en 2008Jean-Claude Michéa en 2008

Le terme a connu un regain de popularité avec l’antilibéralisme total pensé par Jean-Claude Michéa, qui met sur le même plan libéralisme économique, libéralisme social et libéralisme politique. Et si le « constructivisme » est selon lui l’outil conceptuel permettant toutes les dérégulations éthiques, il suffit de se référer à la « décence commune » pour percevoir intuitivement les limites devant être opposées à des désirs hors de propos. Cette notion, qui nous vient d’Orwell, est suffisamment floue pour être rabattue sur des positions de « bon sens » qui caricaturent le constructivisme – tout est construit donc tout peut être déconstruit – et un libéralisme perçu comme un nouveau totalitarisme.Ce que l’on observe surtout, avec l’invocation de la « décence commune » et l’argument de la naturalité du monde social, c’est le retour en force de conceptions organicistes de la société, en réaction à une anthropologie individualiste libérale. En effet, le point nodal des écologies radicales est sans nul doute leur holisme organiciste. Selon ce dernier, le tout est supérieur à la somme de ses parties. Dans une large mesure, la pensée écologiste, de gauche ou de droite, est de fait une pensée systémique qui envisage l’homme dans un rapport de coappartenance à son milieu. Appliquée au monde social, la vision holiste implique que les désirs individuels s’effacent devant les intérêts de la communauté. Rien d’éthiquement condamnable jusque-là. C’est la définition de la communauté qui pose problème : la droite la pense comme une communauté organique et originellement enracinée dans un territoire (là où la gauche considère globalement qu’elle est ouverte et «à construire »), produisant ainsi un fixisme social inégalitaire où certains n’auront jamais de place et où d’autres seront « naturellement » relégués aux rangs subalternes.

C’est sans nul doute l’ultime point commun, avec des variations de degrés, entre les visions du monde produites par des écologies très conservatrices. Dans leur très grande diversité, elles s’élèvent toutes violemment contre une vision politique et sociale qui fait de la liberté son principe fondamental, lui opposant une société conçue comme communauté de familles « naturelles » ou comme association de communautés biorégionales. Au cœur du débat, la nature reste un point clé de l’argumentaire de ces mouvements : une nature territorialisée et normative. Le manifeste du GRECE joue sur ce fil ambigu : « Nier les déterminations biologiques de l’homme ou l’y réduire en reconduisant ses traits spécifiques à la zoologie constituent donc deux attitudes également absurdes. [ … ] La Nouvelle Droite propose une vision de l’homme équilibrée, tenant compte à la fois de l’inné, des capacités personnelles et du milieu social. »

De leur côté, Marianne Durano et Gautier Bès affirment une complexité de pensée qui ferait défaut selon eux à la gauche postmoderne: « Nous, on pense qu’il y a du donné, qu’il faut le définir et c’est compliqué, contre ceux qui pensent que tout est construit, que tout est le produit d’une histoire, et que donc tout peut être déconstruit, manipulé, redéfini en permanence. » Entre le déterminisme biologique et le transhumanisme, entre une écologie identitaire et l’ultralibéralisme, tout un spectre de positions semble possible. Alain de Benoist s’en amuse et entretient le flou : « C’est comme tout, cela dépend où vous placez le curseur », avant de renvoyer au réel et au bon sens, comme si l’écologisme dans sa version progressiste était en rupture de ban avec une réalité dont l’écologie réactionnaire se voudrait la seule traductrice.

La place de ces mouvements au sein de leurs propres camps est difficile à mesurer. Ils semblent très largement minoritaires et peinent à imposer leurs idées dans le jeu politique partisan. Les décroissants identitaires s’affrontent à l’imaginaire productiviste du Front national. De leur côté, les écologistes catholiques radicaux rencontrent bien souvent l’incompréhension, y compris chez leurs camarades issus de la Manif pour Tous, comme le think tank Sens Commun, où ils ont pourtant essayé d’apporter leurs idées. Alain de Benoist le déplore : « Aujourd’hui, aucun homme politique ne veut entendre parler de décroissance. » Pourtant, à l’heure où l’urgence écologique se fait de plus en plus pressante, ces mouvements pourraient bien prendre la place que l’hégémonie productiviste leur a jusqu’ici interdit d’occuper. Il sera alors temps de départager ces « natures » environnementales, sociales et humaines que l’on nous enjoint de défendre.