Au Brésil, WhatsApp est en passe de se retourner contre Bolsonaro
19 OCTOBRE 2018 PAR GÉRALDINE DELACROIX, Médiapart
Accusée d’être une autoroute à fake news, l’application de messagerie qui équipe 120 millions de Brésiliens pourrait devenir le principal problème du candidat d’extrême droite, après avoir été son atout. Le tribunal suprême électoral du Brésil a approuvé vendredi 19 octobre l’ouverture d’une enquête sur l’envoi de messages payés par des entreprises qui lui sont notoirement favorables.
Le tribunal suprême électoral du Brésil a approuvé vendredi 19 octobre l’ouverture d’une enquête sur les accusations portées contre le candidat de l’extrême droite à l’élection présidentielle, Jair Bolsonaro, d’utiliser l’application WhatsApp pour diffuser des messages publicitaires à caractère politique. De son côté, WhatsApp, filiale de Facebook, a déclaré vendredi avoir pris des mesures immédiates pour empêcher les compagnies d’envoyer des messages publicitaires à caractère politique, notamment par l’envoi de lettres de mise en demeure à destination de ces sociétés.
Le principe est simple : si vous venez avec votre liste de contacts, les prix vont de 8 à 12 centimes de reais (2 à 3 centimes d’euro) par message envoyé. Si vous avez besoin que l’on vous fournisse les numéros de téléphone, c’est plus cher : 30 à 40 centimes de reais (7 à 10 centimes d’euro) par message. Pour des budgets de plusieurs millions d’euros, des « centaines de millions de messages » en faveur du candidat d’extrême droite à l’élection présidentielle brésilienne, Jair Bolsonaro, sont ainsi programmés pour être envoyés la semaine précédent le second tour sur WhatsApp et littéralement bombarder les électeurs, a révélé jeudi 18 octobre l’un des principaux quotidiens brésiliens, Folha de São Paulo.
Selon le journal, ce sont des entreprises favorables au candidat d’extrême droite qui ont acheté des campagnes massives de propagande à des agences de marketing, en contravention avec la législation sur le financement politique.
Le Parti des travailleurs de Fernando Haddad, donné battu dans les sondages face à Bolsonaro, a déposé, en même temps que son allié du Parti démocratique des travailleurs (PDT, centre gauche), une demande d’enquête auprès du Tribunal supérieur électoral (TSE) évoquant un possible « crime électoral ». « Le problème des fake news était déjà très grave. L’achat et l’envoi en masse de fake news contre le PT, c’est encore d’un autre niveau. C’est un crime. De l’abus de pouvoir économique. Nous allons demander l’annulation des élections », a expliqué au quotidien O Globo Carlos Lupi, président du PDT.
« Il revient au TSE de prendre des mesures, a lancé Fernando Haddad, jeudi, lors d’un entretien à la radio Globo. Il faut convoquer WhatsApp immédiatement. » Le candidat a affirmé que le PT était en relation avec des témoins qui disent avoir entendu Bolsonaro demander à des chefs d’entreprise, lors d’un dîner à São Paulo, de financer ces campagnes. L’équipe de campagne du candidat du Parti social-libéral, le parti de Bolsonaro, a-t-il ajouté, « a créé une véritable organisation criminelle avec des hommes d’affaires qui se servent d’argent non déclaré pour financer de faux messages sur WhatsApp ».
Les avocats du Parti des travailleurs ont réclamé aux procureurs et à la police fédérale d’ouvrir une enquête. Haddad a demandé pour sa part à WhatsApp de mener ses propres vérifications. « Si vous désactivez WhatsApp pendant cinq jours, Bolsonaro disparaît », avait déjà accusé Fernando Haddad, professeur d’économie à l’université de São Paulo (USP) et ancien ministre de l’éducation de Lula, lundi 15 octobre devant un syndicat d’enseignants.
Jair Bolsonaro, qui a dû interrompre sa campagne après avoir été victime d’une attaque à l’arme blanche le 6 septembre et n’a pu prendre part à des meetings de grande ampleur, a nié ces accusations. « Depuis le 6 septembre, je suis sur la touche. J’ai été hospitalisé pendant vingt-trois jours, et je suis resté au repos chez moi plusieurs jours. Je n’ai dîné ni déjeuné avec personne. Je suis sorti cinq fois seulement », a-t-il déclaré dans une vidéo diffusée en direct sur Facebook.
Mettre de l’argent dans une campagne électorale est interdit aux entreprises, expliquait jeudi Folha de São Paulo, tout comme l’achat de listes de contacts dans un but électoral : la loi n’autorise que l’utilisation de listes de contacts collectées par les partis, « avec des numéros de téléphone donnés volontairement ».
Havan, un distributeur d’électroménager dont Le Monde rappelle qu’il « s’est déjà illustré dans la campagne en diffusant une vidéo à ses employés leur expliquant que, en cas de victoire du PT, la chaîne de distribution ne créerait plus d’emplois », fait partie des acheteurs, selon Folha. Du côté des « agences spécialisées dans la stratégie numérique », le quotidien cite « Quickmobile, Yacows, Croc Services, et SMS Market ». « Lorsqu’elles utilisent des listes de tiers, ces agences offrent une segmentation par région géographique, et parfois par revenu », précise le journal. Cerise sur le gâteau, « les listes d’utilisateurs sont souvent obtenues illégalement auprès de sociétés de recouvrement de créances ou d’employés de compagnies de téléphone ».
Interrogé par Folha, Luciano Hang, le propriétaire de Havan, a démenti tout achat d’envoi de messages : « Quel est le besoin de booster ? Disons que j’ai deux mille amis. Je leur envoie le lien, et il devient viral. »
Comment WhatsApp, cette application de messagerie qui réunit au Brésil 120 millions d’utilisateurs, pour 147 millions d’électeurs, est-elle devenue une des principales sources d’information – et de désinformation – dans le pays ? Alors que l’accès à Internet ne passe souvent que par le téléphone, Facebook et ses filiales WhatsApp et Instagram ont une martingale infaillible (interdite en Inde depuis 2016) : la connexion gratuite. Concrètement, les forfaits téléphoniques permettent un accès illimité à ces applications (voir photo ci-dessous), tandis que l’utilisateur devra payer pour s’informer ailleurs – ou renoncer. Il se retrouve donc coincé dans une sorte de cul-de-sac informationnel.
« La puissance de hacking des réseaux bolsonaristes, qui ont réussi à pirater le groupe des femmes contre Bolsonaro, qui sont des grands producteurs de fake news à une échelle complètement professionnelle, industrielle, est difficilement envisageable avec les ressources de l’extrême droite brésilienne de ces dernières années. Ils ont forcément reçu des formations, des aides, de réseaux, de mouvements cousins », redoutait Maud Chirio, historienne et maîtresse de conférences à l’université Paris-Est Marne-la-Vallée, sur le plateau de Mediapart Live le 10 octobre.
Ci-dessus, un exemple de désinformation diffusée sur WhatsApp : selon sa légende, cette photo montre Dilma Rousseff aux côtés de Fidel Castro. Elle vise à faire passer le Parti des travailleurs et son candidat pour de redoutables communistes. Mais la photo date de 1959, alors que Dilma Rousseff n’avait que 11 ans. Et surtout, elle n’a jamais existé : c’est un montage (voir ici la photo originale).
La supercherie a été mise au jour par l’agence de fact-checking Lupa, dans une étude réalisée avec trois chercheurs des universités de São Paulo et du Minas Gerais, qui a porté sur le degré de véracité des cinquante images les plus partagées dans 347 groupes WhatsApp du 16 août au 7 octobre 2018. Résultat : quatre seulement étaient fiables.
Dans une tribune publiée jeudi 18 octobre dans le New York Times (avant les révélations de Folha), intitulée « Les fake news empoisonnent la politique brésilienne. WhatsApp peut l’arrêter », ces mêmes chercheurs, Cristina Tardáguila, Fabrício Benevenuto et Pablo Ortellado, en appelaient directement à la société. « Avant qu’il ne soit trop tard », demandent-ils, « il est encore temps pour WhatsApp d’apporter des changements temporaires à la plateforme pour réduire l’empoisonnement de la vie politique brésilienne ». 44 % des électeurs, selon eux, utilisent WhatsApp pour se tenir au courant de l’actualité politique. Si le Brésil « est l’un des dix-sept pays » où Facebook tente de lutter contre la désinformation, « ces efforts semblent avoir poussé des campagnes sales ailleurs, en particulier vers WhatsApp », met en garde le trio.
Un constat également mis en avant dans une étude publiée début octobre par une équipe du Computational Propaganda Project (basé à Oxford) : « Le partage d’informations et les discussions politiques quittent progressivement les plateformes publiques telles que Facebook pour se déplacer vers des espaces de discussion plus privés comme WhatsApp ou Facebook Messenger. »
Deuxième pays par le nombre d’utilisateurs, le Brésil est crucial pour l’entreprise américaine, qui y a fait valoir ses efforts par le biais d’une tribune publiée par le quotidien Folha peu avant la parution de son enquête sur les campagnes illégales. « Plus de 90 % des messages envoyés sur WhatsApp sont individuels », tente de dédramatiser Chris Daniels, le patron de WhatsApp depuis le printemps dernier, qui s’est senti obligé d’intervenir dans le débat brésilien, en pleine campagne électorale.
Car WhatsApp n’est pas un réseau social, mais une messagerie cryptée. Deux utilisateurs de WhatsApp peuvent se téléphoner gratuitement (si tant est qu’ils disposent d’un accès à Internet mobile – ce qui est le cas des abonnés des réseaux de télécoms brésiliens), s’envoyer des messages, des vidéos, des photos, et même se laisser des messages vocaux comme avec un bon vieux répondeur. Ils peuvent également constituer des groupes de discussion.
Mais la grande différence avec les réseaux sociaux comme Twitter ou Facebook, c’est que les communications y sont cryptées de bout en bout. Impossible donc de connaître le contenu d’un message sans en être le destinataire. Pas question non plus d’y effectuer une « modération » basée sur le contenu des messages – pas plus que de transmettre ces contenus aux autorités, ce qui a déjà valu à WhatsApp d’être condamné en avril dernier après avoir été carrément suspendu. Ce sont donc des mesures techniques que WhatsApp a mises en place : suppression de « centaines de milliers de comptes » détectés comme responsables de spams, apposition d’une mention « message transféré », pour que l’utilisateur comprenne bien que l’expéditeur n’est pas l’auteur du message ; limitation à vingt du nombre de personnes à qui l’on peut faire suivre un message.
De son côté, le Tribunal suprême électoral a plusieurs suggestions : une réduction de la limitation du transfert de messages de vingt à cinq (comme en Inde, et comme l’a refusé WhatsApp jusqu’à présent) ; l’impossibilité de faire suivre des messages audio et vidéo ; la limitation du nombre de groupes créés par un seul utilisateur et celle du nombre de groupes qu’un utilisateur peut rejoindre…
Il s’agit désormais « d’une course aux armements permanente », a déclaré une responsable chez Facebook, Katie Harbath, lors d’une visite, mercredi 17 octobre, de la « war room » mise en place par la société, dans les locaux de son siège californien, pour lutter contre la désinformation. Deux pays sont particulièrement sous les radars : les États-Unis, en pleine campagne pour les élections de mi-mandat, et le Brésil. « C’est notre nouvelle normalité. Les mauvais acteurs vont devenir plus sophistiqués dans ce qu’ils font, et nous allons devoir devenir plus sophistiqués en essayant de les attraper. »
Dans un article publié début juillet, l’organisation à but non lucratif Tactical Technology Collective, basée à Berlin, s’est penchée sur l’utilisation politique de WhatsApp dans différents pays. Au Brésil, on trouve ainsi des cours, des vidéos sur l’art et la manière d’utiliser l’application au mieux pour faire passer ses messages dispensés par des officines de marketing en ligne. Mais encore, des trucs et astuces pour contourner les barrières mises en place par WhatsApp : comment augmenter le nombre de destinataires d’un message au-delà des limites de l’application (jusqu’à 10 000), comment écrire à quelqu’un qui vous a bloqué, comment détourner les filtres antispam en se faisant passer pour un numéro étranger… Mediapart n’a pas vérifié l’efficacité de ces méthodes, mais constaté que plusieurs sites proposant de hacker les fonctionnalités de WhatsApp ne sont plus accessibles.
Facebook a également investi dans le soutien à des initiatives destinées à contrecarrer le flux des fake news comme Comprova. Interrogé par des journalistes en septembre, Samidh Chakrabarti, directeur du département Élections et engagement civique, avait évoqué un travail en commun « à travers la famille Facebook ». Comprova, qui rassemble vingt-quatre médias et est aussi financé par Google, a enquêté sur plus d’une centaine de cas de fake news. Bilan désespéré de son rédacteur en chef, Sérgio Lüdtke : « On sait qu’on ne peut pas arrêter le tsunami. »
Le 8 octobre, la justice brésilienne avait ordonné à Facebook de supprimer les liens vers trente-trois fausses infos visant Manuela D’Ávila, candidate à la vice-présidence aux côtés de Fernando Haddad. « Ce n’est rien », une goutte d’eau dans l’océan de la désinformation, avait alors estimé Pablo Ortellado, l’un des auteurs de la tribune publiée par le New York Times.